Journaliste dans un média national, j’ai entendu mon rédac chef avouer sans voir le problème faire «valider ses éditos» par le directeur d’un cabinet de conseil. J’ai buggé. Pour moi, cela illustre justement l’un des plus grands travers de la presse traditionnelle : la plupart des journalistes qui la composent ont cessé de s’interroger sur la pratique de leur métier.

« Chef, je vais pas venir au rendez-vous chez (insérer ici le nom d’un grand cabinet de conseil).

-Nan mais viens, c’est une conférence qu’ils font juste pour nous.

-Ces cabinets vont dans le sens de leurs clients et en savent souvent moins que nous. Surtout en matière d’environnement. Je ne pense pas que je vais apprendre grand-chose.

-Justement, tu nous aideras à leur poser les bonnes questions

-Franchement, je vais vous gâcher le rendez-vous, je vais pas pouvoir m’empêcher d’être désagréable.

-Honnêtement, le type qui nous fait la présentation est très intéressant. C’est l’un des directeurs associés, je lui fais régulièrement valider mes éditos »

Après cette dernière phrase prononcée par mon rédacteur en chef il y a peu, je dois vous avouer que j’ai buggé. Je n’en croyais pas mes oreilles. Comment un rédacteur en chef d’un quotidien national pouvait être capable de dire ces mots sans se rendre compte de l’énormité ? On est loin de l’image d’Epinal du journaliste se forgeant son opinion sur le terrain, au contact de ses sources. Autant se contenter d’un expert issu d’un cabinet de conseil payer 15K par mois et qui fait faire ses powerpoint au Bangladesh, c’est clair.

Pourquoi cette phrase est-elle problématique ? Après tout, je sais où je travaille. Je sais que la ligne de ce cabinet colle à celle de mon journal. Ce n’est pas ça qui est choquant. En réalité, le sujet est ailleurs : il ne se rend pas compte qu’en la prononçant, il reconnaît avoir abandonné le journalisme. Il pourrait l’assumer. Sans le dire, c’est ce que font la plupart des éditorialistes. Mais dans son cas, c’est pire : il n’en a pas conscience. Il ne le voit pas.

Pour moi, cela illustre justement l’un des plus grands travers de la presse traditionnelle : la plupart des journalistes qui la composent ont cessé de s’interroger sur la pratique de leur métier. Les raisons sont multiples et différentes d’un journaliste à l’autre. Cela peut être l’intensité de la production. Certains de mes collègues pondent jusqu’à 3 articles par jour dans les rubriques les plus exposées. Ce sont des articles de qualité souvent mais qui pèchent justement du fait de l’impossibilité matérielle de s’interroger sur sa pratique. Pas le temps. Résultat, on se contente des mêmes sources faciles d’accès, qui parlent bien et sont réactifs, souvent les mêmes que l’on retrouve sur certains plateaux télé ou qui détiennent des myriades de followers sur les réseaux.

Cela peut aussi être la lassitude. Après de nombreuses années de pratique d’un même sujet, des réflexes s’installent et le journaliste pense qu’il maîtrise son sujet et ne challenge plus sa compréhension. A noter que ce travers n’est pas réservé aux journalistes. D’ailleurs, à l’AFP, pour contrer ce phénomène, les journalistes doivent changer de sujet tous les 3 ans. Mais dans mon journal, certains règnent depuis plus de 10 ans sur leur rubrique.

Il y a également une forme de sentiment de supériorité. En tant que journaliste de la pression traditionnelle, à fortiori de la presse nationale, il est facile de se dire qu’on est en haut de la chaîne journalistique. Que nos pratiques sont les bonnes. Et ce malgré les enquêtes qui, année après année, témoignent de la montée de la défiance envers la presse.

Il y a d’autres schémas bien sûr. Tout en haut des rédactions, il y a des hommes (les femmes sont en train de rattraper le retard) pour qui le journalisme est avant tout un moyen politique et pour qui les réflexions sur le métier ne sont utiles que si elles rapportent une plus grande influence. Il y a également des journalistes qui, dès leur sortie d’école, partagent la vision de l’ordre établi. Enfin, il y a les malintentionnés, qui n’ont pas de problème avec le fait de tordre la réalité pour la faire correspondre à leurs rêves de haine. Pas la peine de s’y intéresser.

Ce qui me frappe particulièrement, c’est qu’à l’inverse, les journalistes de la presse indépendante, alternative, pas pareil ne cessent de s’interroger sur leur pratique du métier. C’est même la pratique en elle-même qui est parfois à l’origine de leur travail et non la passion de la news – et de son adrénaline – comme c’est le cas de certains de mes petits camarades. C’est ce qui m’a frappé quand j’ai rencontré l’équipe de Mouais puis un grand nombre de journalistes de presse alternative. D’ailleurs, l’équipe de Mouais a réussi à organiser cette année le deuxième opus de leurs assises intergalactique de la presse pas pareille où ont débarqué des dizaines de plumitifs alternatifs, m’ont-ils raconté. Deux jours de questionnement sur les pratiques journalistiques. Ça fait envie.

Moi qui connais plutôt les assises de la presse classique, je peux vous dire qu’on y croise seulement deux types de journalistes : les exceptions qui confirment la règle (selon laquelle les journalistes tradis ne se questionnent pas) et ceux qui ont quelque chose à vendre (un nouveau journal, un nouvel outil, un projet éditorial…). On y trouve aussi des dinosaures et des étudiants mais c’est une autre histoire.

C’est pour cela que je plaide pour plus d’échanges entre les deux mondes. En côtoyant les grattes papiers alternatifs, mes petits camarades pourraient peut-être se (re)poser des questions sur leur métier. A l’inverse, les journalistes indépendants pourraient également s’enrichir de ces échanges. Mais ce n’est clairement pas dans les mœurs.

En interrogeant mes anciens camarades de promo, aujourd’hui dispatchés dans différentes rédactions parisiennes, je me suis rendu compte qu’aucuns d’entre eux ne lisent un titre de presse alternative. Beaucoup lisent Mediapart, mais je ne suis pas sûr que Mediapart fasse partie de la presse “alternative”. Certains ont eu, temporairement, un abonnement aux Jours. Mais il s’agit d’un média fondé par des anciens de Libé. D’autres ont cité des titres comme SoFoot, ou avancé la définition d’une presse sans publicité, comme Le Canard. Pas sûr que Mouais, l’Age de faire, Le Chiffon ou la Mule du Pape s’associent à ces titres.

Pour explication, on m’a dit que ce sont des titres que personne ne lit, qui manque de professionnalisme et dont, en plus, on peut douter des intentions parce que ce sont de dangereux militants. Oui monsieur, car le journaliste de presse traditionnelle est, lui, neutre. Passons sur cet interminable débat qui anime encore nos dîners mondains. Bref, lorsque cela concerne les autres, ils prennent en considération la pratique journalistique. J’exagère un peu, mes potos ne sont pas encore totalement bouffés du cerveau, mais certains un peu plus que d’autres.

Ce n’est pas la même chose au sein de ma rédaction. La prononciation du mot presse alternative hérisse les poils. La presse est une éternelle boucle : les médias s’inspirent les uns les autres et ne cessent de regarder quel sujet marche chez le voisin, scrutent les sujets qui marchent à la radio, au 20h etc. Les informations de Mediapart sont considérées comme des mensonges jusqu’à ce que la justice leur donne raison. Il ne faut compter que sur les jeunes de la rédac pour que leurs scoops trouvent une place dans notre journal. Et encore, sur le site web, pas sur le prestigieux papier. Autant vous dire que l’évocation de n’importe quel autre titre suscite une incompréhension digne des premiers échanges entre Christophe Colomb et les autochtones d’Amérique. Avant qu’il ne leur file toutes les maladies du monde. Finalement c’est peut-être pas une si bonne idée de rapprocher les deux mondes.

par Jean-Lin Filtré

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