Dernier volet de notre enquête sur une baronnie nommé Estrosie, une contrée où, selon la journaliste Hélène Constanty, « la liberté de la presse semble un concept aussi étranger que les brumes du Nord », où « les lois de la République s’appliquent mal » et où « les élus dominants exercent sur les médias un contrôle subtil, discret et sournois, d’une redoutable efficacité » -sauf sur les derniers vestiges de presse libre, bien sûr. Une enquête de Mačko Dràgàn.
« Lorsqu’au printemps 2013 j’ai quitté Paris pour poser mes malles à Nice, en vue de la rédaction d’un livre d’enquête sur la Côte-d’Azur, les premiers journalistes que j’ai rencontré de la Presse Méditerranée m’ont délivré de curieux messages, sur le ton de la plaisanterie amicale : ‘bon courage !’. » C’est ainsi que Hélène Constanty, journaliste à Mediapart, commence son article titré Subtil contrôle en baronnie, écrit pour le recueil Informer n’est pas un délit, paru en 2015, et qui rassemble diverses contributions de journalistes d’investigation témoignant de leurs difficultés. Et j’ai moi-même, à ma très modeste échelle de journaliste bénévole et punk-à-chat, pu mesurer lors de cette enquête à quel point la liberté de la parole est bien moins prisée que la socca en Estrosie, entre témoins qui se débinent malgré une promesse d’anonymat, refus de relayer l’article afin de ne pas s’exposer et menace de dépôt de plainte en diffamation…
Pour Hélène, bien sûr, qui ne bosse pas pour un petit journal anarcho-schlague, le contre-feu qui lui a été opposé a été autrement plus agressif : plaintes, foudres d’Estrosi, et elle a eu la joie de se découvrir persona non grata à la fois auprès de la municipalité et auprès du principal organe de presse quotidienne régionale (PQR) local : Nice-Matin, qu’on ne présente plus ici. Nice-Matin qui ne tardera d’ailleurs pas à réagir, sous la plume de son directeur des rédactions, Denis Carreaux, au camouflet que représentait le récit fait par la journaliste. Dans un édito titré Désinformer est un délit, le sieur Carreaux s’emporte donc contre cette outrecuidante Mme Constanty qui, avec « une fausse naïveté exaspérante », ose affirmer que « jamais la dépendance de Nice-Matin vis-à-vis des élus n’a été aussi forte » et que « la publicité des trois principales collectivités pèse de plus en plus lourd dans les finances du journal » -et à l’époque, Xavier Niel, opposant bien connu au macrono-estrosisme, n’avait même pas encore racheté le journal. Et Denis de s’étrangler : « C’est faux. Archi-faux », affirmant qu’après toutes ses années passées sur la Côte-d’Azur, il ne « ne copine pas avec les élus et ne les tutoie même pas. » Vraiment ? Pour lui, on ne sait pas, mais pour d’autres membre de son journal, il nous faudra y revenir. Car que ça lui plaise ou non, la question de la liberté de la presse locale se pose réellement sur un territoire où la com’ d’une municipalité toute-puissante fait office de vérité révélée. Ce qui fera l’objet du dernier chapitre de notre enquête, qui se voudra, également, un hommage aux médias indépendants de proximité, contre-pouvoir essentiel ; car comme l’a écrit le copain Herrou dans les colonnes du Ravi, journal indé marseillais, à l’occasion de leur 18ème anniversaire : « Nice est à terre mais continue grâce à ces acteurs de la presse libre et indépendante comme le Ravi et Mouais, jeune journal où le pantaï reste le carburant de la lutte. Cette presse est devenue l’oiseau rare à protéger, car, sans lui, Nice ne serait plus Nice. Viva Nissa ! »[1]
La Côte d’azur, une anomalie médiatique et démocratique
Lectrices et lecteurs fidèles de Mouais, vous commencez à avoir l’habitude : comme souvent, vous allez vous retrouver à la terrasse du Diane’s, bar à potes du Vieux-Nice, où j’ai pris rendez-vous avec Hélène Constanty, pour parler avec elle de cette Côte-d’Azur si particulière où elle vit depuis quelques années désormais, et qu’elle décrit ainsi dans Omerta au royaume d’Estrosi[2], un papier rédigé pour son blog Mediapart (sorte de version préparatoire à son article dans le recueil pré-cité): « Ici, des mafieux italiens viennent blanchir l’argent de la drogue ; des oligarques russes et kazakhs flambent les fortunes acquises grâce au pillage des richesses de leur pays ; les procureurs et les préfets qui débarquent sont l’objet de tentatives de corruption sans fard ; des élus empochent des pots-de-vin versés sur de discrets comptes en Suisse… Un festival ! ».
Elle me retrouve rapidement dans la ruelle Saint-Vincent, et commande un Perrier, tout comme moi (évidemment non, je prends une pinte de bière), et nous discutons. Elle a les cheveux bruns courts, les yeux clairs et les traits fins –traits qui apparaissent dans les bandes dessinées qu’elle scénarise, et inspirés de ses enquêtes. Se consacrant plutôt désormais à ce qu’il se passe à Monaco et en Corse, elle me brosse à nouveau le portrait de cette ville de Nice où elle a eu tant de fil à retordre. Car le constat qu’elle dressait déjà dans son article, en 2015, quand la responsable de presse d’Estrosi lui expliquait « qu’il serait souhaitable de publier, de temps en temps, des « papiers sympas » pour plaire à son patron », et que notre Cricri était déjà « omniprésent dans les pages du quotidien local, [et] hyperactif sur les médias sociaux » avec « 102 000 « amis » sur Facebook et 65 600 abonnés sur Twitter, dont 22% seraient de faux abonnés »[3], ce constat, donc, est toujours d’actualité.
Elle me met donc en garde : avec ce maire médiatiquement hyperactif imbu de lui-même, et très sensible quant à tout ce qui relève de son image ou de celle de « sa » ville, travailler comme journaliste ici n’est pas chose aisée, et nombreux sont ceux et celles qui s’y sont brûlé les doigts, cramés par l’arme favorite de Cricri, la diffamation. Etant entendu, comme elle le rappelle dans son article, citant Jérôme Karsenti, avocat d’Anticor, « qu’en matière de diffamation, les juges saisis n’ont pas le droit d’enquêter sur le fond et sont donc dans l’obligation de mettre en examen automatiquement les journalistes pour qu’ils soient ensuite renvoyés devant le tribunal, seule instance autorisée à se pencher sur les faits eux-mêmes ». En d’autres termes : impossible d’échapper à des procédures longues -et donc couteuses. Et de nombreux exemples existent de l’amour incroyable que notre Estrosi de maire, qui fut « Charlie » avec tant de passion, porte à la liberté d’expression ; je n’en garderais que trois, symptomatiques à mes yeux : la plainte contre le journaliste David Thomson, celle contre le rappeur Infinit, et les multiples menaces faites à celles et ceux, entre 2013 et 2014, qui osaient aborder le thème des finances de la ville –et de sa dette.
En février 2019, Christian Estrosi est débouté par le tribunal de Nice. Il avait porté plainte contre David Thomson, spécialiste bien connu du terrorisme, prix Albert Londres en 2017, et qui, dans Les Revenants, publié au Seuil, montrait que Nice a été l’un des principaux viviers de djihadistes français (ce qui, hélas, est rigoureusement exact), et, rapporte le site Les Jours, « donnait la parole à un jeune Niçois rentré de Syrie qui reprochait à Christian Estrosi de n’avoir rien fait pour neutraliser la propagande du recruteur niçois Omar Omsen »[4]. Cette simple phrase vaudra de la part de l’élu, contre le journaliste, une plainte pour « complicité de diffamation envers un dépositaire de l’autorité publique ». Toujours selon le site Les Jours, en apprenant sa relaxe, David Thomson leur avait confié : « On ne peut pas porter plainte contre des faits, même si ceux-ci sont embarrassants politiquement. » Happy end ? Las ! Contre toute attente, Estrosi ayant fait appel, la cour d’Aix lui donnera très étonnamment raison, renvoyant le bon sens de la phrase qui précède à la poubelle et condamnant son auteur à 3000 euros d’amende.
Autre plainte qui témoigne de l’extrême susceptibilité de notre édile –et de sa grande puérilité, il faut bien le dire : « J’ai aucun diplôme comme Christian Estrosi. Mais je veux devenir maire comme Christian Estrosi. » En juillet 2014, ce refrain, dû à la plume et la voix du jeune rappeur niçois Infinit (avec DJ Weedim), s’attire un vif succès sur la Côte et au-delà, tout comme le reste de la chanson, ode savoureuse au bling-bling de nos chers élus locaux : « Rolex, 15.000, pétasse, moi c’est Christian. Costard, 20.000, pétasse, moi c’est Christian. Chauffeur, Berline, pétasse, moi c’est Christian. » Une autre version, remixée et riche du renfort de moult featurings, entre autres ceux d’Alkpote, Nekfeu ou Alpha Wann (grands noms du rap) finira par s’attirer les foudres d’Estrosi, fraichement réélu, qui tente, en vain, de faire retirer la vidéo de Youtube, et dépose plainte pour « diffamation et atteinte à la dignité d’un haut-fonctionnaire ». Il aurait même, quoique son entourage démente, demandé et obtenu que Infinit soit privé de monter sur scène lors d’un concert à Nice de son ami Nekfeu, en juillet 2015[5]. Persona non grata, lui aussi. Comme Hélène Constanty. Il sera, cependant, relaxé en 2016, après deux ans de procédures.
Et un an avant que ne paraisse la chanson d’Infinit, Estrosi, afin de bien montrer qu’il allait mener la campagne pour sa réélection dans le strict respect du débat démocratique, a donc pris cette décision forte : obtenir de son conseil municipal le droit d’attaquer en justice « tout opposant diffusant des informations jugées mensongères sur les finances de la ville », cette décision faisant suite à une campagne de l’opposition socialiste menée sur le thème de la dette (Nice étant alors, et demeurant aujourd’hui encore, la métropole la plus endettée de France), avec des tracts affirmant que cette dette avait explosé sous le premier mandat d’Estrosi, renommé pour l’occasion le « père de la dette », -ce qui, on le voit, ne l’a pas fait rire du tout. Ces menaces ne seront pas faites en l’air : quelques temps plus tard, Séverine Teissier, co-fondatrice de l’association anti-corruption Anticor, sera ainsi visée par une plainte après avoir, dans les pages de Nice-Matin, donné son avis sur les emprunts toxiques (en gros, des emprunts du public au privé à des taux d’intérêt trop élevé) et s’être montrée sceptique sur la renégociation de ces prêts, qu’elle proposait d’annuler. Bon, il est vrai qu’elle alertait également sur les « surcoûts » à prévoir du futur nouveau stade…
Le cas Nice-Matin
« Si j’étais niçois, je ne suis pas sûr que j’achèterais ce journal [Nice-Matin] tous les jours ». Ceci est une citation de Bernard Tapie, à l’époque où il a été très brièvement copropriétaire du quotidien. Si même Nanard le dit… Il faut dire que Nice-Matin, de la mairie de Médecin à celle d’Estrosi, c’est tout de même l’histoire d’un titre en situation de quasi-monopole dès sa création, et qui n’a jamais trop cherché à bousculer le pouvoir local –ce que le lectorat serait cependant en droit d’attendre dans une région où la classe dirigeante politique et économique est à l’évidence très loin de se comporter de façon exemplaire. Olivier Biscaye, directeur des rédactions de 2008 à 2014, affirmait d’ailleurs sans ambages : « je revendique des liens de connivence avec les élus » (L’Express, 2 octobre 2013, cité par Hélène Constanty). Robert Namias, qui prendra la succession de Biscaye au moment de la reprise du groupe en société coopérative d’intérêt collectif et qui voulait « se défaire de cette étiquette d’Estrosi-Matin » (Hélène Constanty), n’y parviendra guère ; et l’arrivée récente, après le rachat du journal par Niel, de Jean-Louis Pelé, ancien juriste l’édition, la grande distribution et les aéroports, puis directeur des ressources humaines de la branche imprimerie du groupe de presse Amaury, propriétaire du journal L’Equipe, n’est pas de meilleure augure quant à l’indépendance du quotidien.
Indépendance… difficile, malgré le travail de qualité réalisé par quelques trop rares et sympathiques journalistes (que je salue), d’accorder ce titre à Nice-Matin, qui semble se satisfaire, depuis des décennies désormais, d’être une sorte d’organe annexe de communication des pouvoirs locaux, ce que Daniel Schneidemann a appelé le « journalisme de préfecture », sur fond de connivence décomplexée. Cette même connivence qui permettra à Jean François Malatesta[6], 26 ans à Nice-Matin dont 5 ans en chef d’agence adjoint à menton et Nice, à passer l’autre côté du miroir et à se reconvertir, en 2019, en rédacteur en chef de Nice Expression, magazine de propagande de la Ville. Quant à Eric Capomaccio, journaliste à Nice-Matin de 1998 à 2015, il est directeur de cabinet du maire LR de Saint Laurent du Var Joseph Segura depuis 2015.
Un journaliste de ma connaissance, ancien stagiaire au sein de ce journal local si fier de son « indépendance », m’a rapporté de son côté des anecdotes édifiantes. 14 juillet 2016 : attentat sur la prom’, 86 morts. Fréderic Maurice, rédacteur en chef de l’édition Cagnes-Saint-Laurent-Vence à ce moment-là, « nous raconte sa soirée le lendemain de l’attaque. Il y détaille l’horreur bien sûr, mais aussi le fait d’avoir croisé « Estro », comme il l’appelle, au milieu de la foule : « -Oh c’est toi, je ne t’avais pas reconnu ! ». Et « Estro » de lui faire passer toutes les barrières et de lui permettre d’aller un peu partout » -ou les bienfait de la connivence bien utilisée ? Un peu plus tard, ce même 15 juillet, « le maire de Cagnes s’invite à la rédaction (à moins qu’il n’ait été invité) puis convie tout le monde à manger (sur ses propres deniers nous dit-il). » « A table, me confie l’ancien stagiaire, « je me rends compte que je suis le seul à le bousculer un tant soit peu, chose que le chef d’agence « ne peut pas faire » me dit-il de son propre aveu. » Autre anecdote, plus légère : « Je me souviens aussi que ce Fredéric Maurice racontait parfois que Lionnel Luca, maire de Villeneuve-Loubet se faisait littéralement chier le midi, et qu’il aimerait bien que les journalistes viennent plus souvent manger avec lui ». Quand la presse locale tient compagnie à la table des maires qui s’emmerdent…
En septembre 2011, me raconte encore l’ancien stagiaire, la ville organise au matin une « Opération propreté », donc une opération de com’ où la presse est conviée, dans le quartier populaire des Moulins. « Je recueille la parole des élus qui me déballent leurs éléments de langage. Je vais ensuite voir les habitants, qui eux me disent que la Ville est peu présente et que ce n’est pas d’un coup de kärcher de temps à autres dont ce quartier a besoin. Puis je retourne voir les élus, qui me disent que les gens à qui j’ai parlé sont identifiés –à 30 mètres de distance ? – comme de dangereux dealers de drogues et délinquants, et que leur parole ne devrait pas être prise en compte. L’opération finie, ils me proposent d’aller prendre un café comme si j’étais un collègue de bureau. Ce que j’ai refusé. » « Je me souviens ensuite, conclut-il, avoir bataillé pour inclure le mot « communication » dans mon titre. Idée simple : et si les journalistes ne se rendaient tout simplement pas à toutes les convocations de la mairie ? Réponse simple : je me souviens durant ce même mois m’être fait censurer des expressions trop péjoratives à l’encontre du maire, étant donné qu’il était « le premier annonceur du journal avec la métropole et la Ville ».
Alors, certes, ceci n’est pas précisément une spécifié d’Estrosi-Matin, tant il est vrai, comme l’écrit Erik Neveu, que les quotidiens locaux sont portés à « sélectionner les personnages, les événements qui valorisent un « nous » territorialisé, d’où l’importance donnée aux réussites locales, à la vie associative, et corrélativement à l’extrême prudence dans la couverture de tout ce qui peut faire conflit entre acteurs du local, la quasi-inexistence de scoop sur des affaires mettant en cause des pouvoirs locaux »[7]. A Nice, cependant, et dans le cas de Nice-Matin, cette triste réalité se manifeste d’une façon pour le moins caricaturale. La politique municipale y est bien souvent retransmise sans aucun recul critique, et il est bien difficile d’y échapper à l’omniprésence d’un maire perpétuellement sollicité pour donner son avis sur tout et sur rien, y compris des sujets qui ne dépendent pas de sa compétence, tandis que ses faits et gestes sont mis en scène avec une complaisance frisant parfois le culte de la personnalité. Ce qui atteindra les plus hauts sommets du ridicule, et les plus bas tréfonds de l’éthique journalistique, quand Nice-Matin, à l’occasion d’une tempête de neige et de grêle dans le département, choisira, pour illustrer sa Une et son dossier, non pas les photographies des trois reporters d’images dépêchés sur place, mais bien… des clichés pris par le maire lui-même, et publiés sur ses réseaux. Ce qui entrainera ce communiqué furibard de la Section SNJ Côte d’Azur-Corse, judicieusement titré « Christian Estrosi, nouveau photographe à Nice-Matin » : « Nous ne savions pas, jusqu’à aujourd’hui, que cet élu cumulait en plus avec un poste de pigiste à Nice-Matin. Son omniprésence depuis des années dans nos colonnes n’a pas besoin de cette énormité, véritable insulte à nos photographes. […] N’est-ce pas symptomatique d’un mauvais mélange de genres de plus en plus visible dans nos pages ? Quelle indépendance afficher après ça ? Quel crédit auprès de nos lecteurs ? Notre rôle, c’est l’information, pas le relais de la communication institutionnelle. »[8]
En conséquence, le nombre d’abonné.e.s de Nice-Matin baisse un peu plus chaque année, et Niel ne cache pas le peu d’intérêt qu’il a pour le nouveau jouet qu’il s’est payé. Cependant, rassurez-vous : la relève est en marche. Nice-Presse, par exemple, un… mettons, « journal » en ligne qui, quand il ne demande pas à Philippe Vardon, ex néo-nazi (donc toujours néo-nazi, selon la règle d’Unglorious Basterd) ce qu’il pense des migrants, accorde des entretiens-fleuve avec Anthony Borré, le « monsieur sécurité » de Nice, premier adjoint au maire et homme à tout faire d’Estrosi, celui qui vire les mères des dealers de leurs HLM. Vous jugerez, avant de passer à la suite, de la haute charge subversive des questions qui lui furent posées le 18 novembre dernier[9] : « Le Vieux-Nice a connu cet été des agressions en série, le Rassemblement national a même dénoncé un “ensauvagement” de ce quartier. Partagez-vous cette analyse ? » ; « Sur la place Garibaldi après 22 heures, c’est un peu devenu “la zone”, non ? » ; « Où en est-on route de Turin, où plusieurs immeubles ont été ou sont gangrénés par les trafics ? » ; et, enfin : « Des avancées sur le sujet des guetteurs, parfois mineurs ? » Réponse de Borré : « Oui, on avance, puisque le procureur a mis en place une procédure simplifiée qui permet de saisir l’argent de ces guetteurs quand ils sont interpellés. » On reconnait la fibre sociale de notre mairie. Et on voit bien que le « journalisme de préfecture », à Nice, a encore de beaux jours devant lui, malheureusement.
Au cœur du « rouleau compresseur » : Estrosi, monarque absolu ou tout com’
« Pour l’aider à séparer le bon grain de l’ivraie journalistique, écrit Hélène Constanty dans son article, Christian Estrosi est entouré d’une nuée de conseillers en communication, dont le rôle consiste à gérer les relations quotidiennes avec les journalistes, en alternant cajoleries et menaces aux récalcitrants ». Et ça tombe bien, car un ancien de l’équipe com’ de la ville de Nice, j’en ai rencontré un. Nous nous retrouvons, pour changer, au Ketje, un petit pub sympathique. Et, pour ne rien changer, je me retrouve à nouveau seul avec ma pinte, mon rendez-vous se contentant d’une boisson sans alcool. Tenant bien sûr à son anonymat, il me narre les coulisses de la com’ municipale d’un Cricri selon lui « dénué de toute colonne vertébrale idéologique » et « symbole de la désidéologisation du monde politique ». Bosser pour la com’ d’un maire si soucieux de son image, c’est un travail à temps plein, et l’équipe se doit d’être sur le front, souvent jusqu’à des heures tardives, comme lorsque, le soir même de la diffusion du reportage de « Cash investigation » sur les surcoûts supposés du stade Allianz-Riviera, un site internet avait été créé pour allumer un contre-feu et contester les chiffres avancés par l’émission d’Elise Lucet sur France 2 –qui avait véritablement été mise en difficulté par la hargne médiatique d’Estrosi ; une hargne que mon contact compare à un véritable « rouleau compresseur », qui broie sans merci toute parole divergente, toute voix discordante au doux ronron auto-satisfait municipal.
« La force d’Estro, c’est d’être entouré par des gens d’une loyauté sans faille », me dit mon contact en sirotant son sirop. « La team com doit défendre TOUT ce que dit » celui qui aime à se présenter en quelque sorte comme le « papa des niçois », quitte à se contredire d’un jour sur l’autre, quitte à galérer un peu à faire oublier les faux-pas, et quitte bien sûr à balancer du flan de-ci de-là : « Estrosi s’en fout, de Médecin », me dit-il par exemple, « s’il s’en réclame, c’est pour faire plaisir aux vieux fachos ». « Pas stupide du tout », contrairement à ce qu’on pourrait penser (et contrairement à ce que je pense, je dois bien le dire), Estrosi, poursuit mon contact, a une méthode de « marketing territorial » bien rodée, au « fonctionnement clientéliste assumé ». « Il arrive à se mettre dans la poche des têtes dans toutes les communautés » de la ville, me dit-il tandis que je recommande une pinte. « Sa méthode est toujours la même : quand il arrive dans une cérémonie, un évènement quelconque, il repère directement les personnes qui sont utiles à son image pour une raison ou une autre, il va leur serrer la main, reste à leur côté, comme s’il les connaissait bien, sort quatre ou cinq anecdotes, mêmes inventées, que la personne ne peut pas nier comme ça en public », et le tour est joué, il passe pour le grand copain, le maire si proche des gens et des diverses communautés (religieuses, LGBT+…) qui coexistent à Nice, et qui, correctement soutenues, notamment via les subventions de la municipalité, assoient sa mince (73% d’abstention aux dernières municipales) mais solide base électorale.
Revers de la médaille, cette technique éprouvée de communication pousse malheureusement Estrosi à dire et faire tout et n’importe quoi dans le but de plaire à tout le monde. Comme lorsqu’il signe une tribune contre Zemmour dans le JDD, tentant de faire oublier au passage ses nombreuses saillies xénophobes, par exemple lorsqu’il avait voulu interdire le burkini et les « drapeaux étrangers ». Comme lorsque, pour plaire à la communauté Pied-Noir, très influente ici, il fait dresser sur la Prom’ un monument « hommage » aux « Francais d’Afrique du Nord de toutes confessions », la stèle stipulant : « Ils ont construit un pays [sic et re-sic, et beurk] et l’ont quitté dans la douleur en 1962 », ce qui est une véritable insulte au peuple algérien –il avait d’ailleurs déjà clamé, en roue libre, le 20 octobre 2012, ce cri du cœur : « vive l’Algérie française ! ».
Et ce ne sont quelques-uns de ses nombreux « dérapages » très contrôlés, dont voici quelques autres exemples, parmi beaucoup d’autres. Sur l’Islam : « On ne peut pas se revendiquer de partout de la laïcité et en même temps dire que l’Islam et la démocratie sont parfaitement compatibles » ; sur les Roms : « J’en ai maté d’autres et je vous materai. Et la première chose que je fais c’est de mettre des caméras partout, pour surveiller vos faits et gestes » ; sur les personnes venant en aide aux demandeurs d’asile : « Pierre-Alain Mannoni, Cédric Herrou…. […] Ils favorisent le travail des passeurs ». Dernière pépite de com’ en date, sa fameuse manifestation de policiers municipaux, organisée par lui de A à Z afin de protester contre la décision du Conseil constitutionnel sur la loi « Sécurité globale » -étrange show séparatiste d’un maire et de « ses » flics alignés en rang d’oignon sur Masséna. Il s’est rapidement avéré que la plupart des policiers présents avaient en fait été convoqués sur leur temps de travail, donc forcés à venir, et le président du syndicat de défense des policiers municipaux avait dénoncé une « manipulation à des fins politiques ». Mais Estrosi ose tout, et c’est encore et toujours à ça qu’on le reconnait.
« Cri-Cri, tu nous voudrais fuyants et dociles / Mais on est bruyants et hostiles »
Dans le bureau de Christian Estrosi, un tableau de notre Ben local fanfaronne : « Je dis ce que je fais et je fais ce que je dis ». Mais, à en croire une anecdote dénichée ici et là, selon l’artiste, « le galeriste qui lui a offert cette toile m’a imposé cette phrase » Et d’ajouter : « Moi, j’aurais préféré “Je doute de ce que je dis” ou “je fais ce que je peux”. » Mais cette modestie n’aurait sans doute pas été au goût de l’hyper-maire, qui doute peu et fait ce qu’il veut. Et pourtant, l’humilité serait de mise. Chaque année un peu plus, Nice ressemble à une véritable dystopie sécuritaire, façonnée selon les lubies du maire, que fascinent toutes les nouvelles technologies de contrôle, de la reconnaissance faciale aux drones. La capitale azuréenne est une des grandes métropoles ayant le plus fort taux de pauvreté (21%, contre 14% au niveau national) ? Aucune importance : plus de flics viendront mettre de l’ordre dans la carte postale, et les pouilleux n’auront qu’à vivre ailleurs, loin des caméras de surveillance et du « cauchemar climatisé » (Miller) mis en place avec l’aide de Thalès. Et tant pis si, avec les 9 millions par ans que coûte la vidéosurveillance, on pourrait financer sur cette même année, selon la Ligue des Droits de l’Homme des Alpes-Maritimes, 200 médiateurs scolaires en emploi aidés, 100 aides-soignantes, 80 animateurs pour personnes âgées, ou encore 60 éducateurs spécialisés en début de carrière. Tout est question de choix ; encore faudrait-il que ce choix nous soit donné : mais cela supposerait une véritable vie démocratique à Nice, et on en est encore loin. Mais, allez, on y croit, et on chante : « viva lou pantaï » ! Et comme le rappe Greg Frite dans la version remix de Christian Estrosi : « Cri-Cri, tu nous voudrais fuyants et dociles / Mais on est bruyants et hostiles […] Cri-Cri, comme toi, je dis ce que je veux / En réalité, un homme avisé en vaut deux / Tu n’es ni un chef d’Etat ni l’envoyé de Dieu / La vérité crèvera tes yeux, tu en perdras tes cheveux / Y’a une mauvaise odeur de France de Vichy / Pourquoi te faire l’auteur de tant de chichis? »
[1] https://www.leravi.org/medias/presse-pas-pareille/cedric-herrou-emmaus-roya-sans-les-proletaires-la-terre-deviendrait-sans-ame/
[2] https://blogs.mediapart.fr/helene-constanty/blog/020615/omerta-au-royaume-destrosi
[3] Une note précise que cette analyse a été réalisée le 24 juin 2015 par statuspeople.com
[4] https://lesjours.fr/obsessions/vie-jours/ep46-david-thomson-estrosi-proces/
[5] Sur toute cette affaire cf. entre autres https://www.streetpress.com/sujet/1459935575-le-rappeur-infinit-contre-attaque-christian-estrosi
[6] https://fr.linkedin.com/in/jean-fran%C3%A7ois-malatesta-82353b135
[7] NEVEU Erik, Sociologie du journalisme, 3e éd., Paris, La Découverte, « Repères », 2009, p. 31
[8] https://www.snj.fr/article/christian-estrosi-nouveau-photographe-%C3%A0-nice-matin-928230572
[9] https://nicepresse.com/anthony-borre-face-a-nice-presse-notre-lutte-contre-le-crime-organise-produit-des-resultats-1-2/