Aujourd’hui, j’ai décidé d’être un bon gros boulet. Je suis encore endormi, mais dès mon réveil je vais me plaindre, moi aussi. Ben, beaucoup le font toute la journée, c’est que ça doit être agréable non ?
Et il fait froid, et je vais bosser alors qu’il fait nuit, et le train est encore en retard, et la moitié de mes collègues sont absents, et le Covid, et la gastro, et le rhume, et je ne sais pas si c’est une mini-grippe ou une trachéite, un début de bronchite asthmatiforme peut-être. Et les gens ne savent pas conduire, et ça klaxonne, et ça gueule, et regarde-moi ces cons qui font la queue devant Nice Étoile, et ces cons qui font la queue pour leur dixième dose, et ces cons qui… ces cons qui sont simplement là, dans ma rue ! Abrutis de Nice-Matin qui font leur Une sur l’ouverture d’un Ikéa, débile Manuel Valls dans la radio d’État qui dit qu’on a tué la gauche, crétin de Patrick Sébastien qui trouve les propos de Zemmour formidables, idiote d’Hidalgo et sa primaire de la dernière chance, stupides Roussel et Jadot, et Faure, et pourquoi pas Taubira tiens ?
J’ai mal à la tête, au ventre, je suis fatigué, holala comme je suis fatigué, je t’ai dit que j’étais fatigué ? Comme un français sur cinq d’après l’Ipsos ; selon l’Organisation mondiale de la Santé, ce syndrome se caractérise par une Lassitude, un besoin d’être Secouru et une Démotivation, oui ça fait LSD et alors ? Franchement, tout ça donne envie de se droguer. Bolloré médias me fatiguent, mais Bouygues médias aussi, et Niel médias encore plus, mais pas autant que Arnault médias, fachos médias, droite médias, Valeurs d’extrême-droite Actuelle, pseudo-journalistes ignares et fainéants. Fatigué par les fachistes, par les racistes, les réacs, par les Pierre Rabhistes, par les charlatans de mes couilles, les adeptes de transmissions d’énergies, du pouvoir de la lune et autres fadaises nombrilistes, les crédules de biokinergie, de magnétisme, de pouvoirs des cristaux, de connexions astrales lémuriennes, de connexions à Gaïa. Fatigué, comme les gens que j’accompagne dans mon métier d’éducateur.
Enfin, ils et elles ont des raisons objectives d’être épuisé.e.s : pas de sous, pas de chauffage, peur que la classe du gamin ferme demain, peur de perdre son boulot demain, peur d’un nouveau retard de paiement des aides sociales, de l’augmentation de l’électricité, peur que la vieille bagnole tombe en panne, de toute façon elle n’a plus d’essence, trop chère, peur de perdre un proche avec toutes ces maladies, peur de l’isolement… ça fatigue drôlement d’avoir peur. Et de constater que ces peurs sont fondées. De constater qu’on n’est qu’un rien ou qu’une rienne comme un français sur sept. Plus de droits au chômage, la retraite pour quand on sera mort, le RSA mais sous condition d’accepter un boulot pourri et quasi-gratuit lors d’un « flash emploi », peur du contrôle, de la radiation soudaine, du parcours numérique pour se réinscrire, bah merde même pas d’ordinateur ni d’Internet pour refaire le dossier.
Un boulet je vous dis, je vais moi aussi peser sur votre journée, puisque les français sont « fatigués », « éreintés », « à bout », comme le titrent vos journaux, je décide d’en faire ostensiblement partie. Tout va y passer, de mon énième otite à l’angoisse des pénuries en tous genres, angoisse des attentats, des violences policières, des tsunamis et des tornades géantes. Un seul leitmotiv : j’en ai marre (ou je suis fatigué, j’alternerai). Si je vous croise dans la rue, je vous conseille de ne pas me demander « salut, ça va ? », parce que je ne vais pas vous lâcher, ça va faire notre journée. Le nombre de crétins que j’ai envie de critiquer est désespérément gigantesque, j’ai même envie de me critiquer moi-même et de me jeter des cailloux.
Oui, on a tous nos raisons d’être fatigués, elles sont toutes légitimes, je m’empresse de le préciser. Comment être heureux dans cet océan de malheur, comme dirait l’autre. Dans cet océan de stress, de maladies, de catastrophes climatiques, de capitalisme qui accélère sa course, de COP 128 qui ne sert qu’à faire de jolies photos de nos dirigeants, de groupuscules nazis qui s’arment pour la guerre civile, ou le grand remplacement je sais plus, cet océan de gens fatigués qui sont à deux doigts de tout lâcher. Voire qui lâchent. Oui ça lâche un peu partout, je le vois bien, cette société est en déliquescence, en délitement, elle s’atomise, elle implose, elle s’écroule sur elle-même. Y aura-t-il des cadeaux de Noël en vente dans nos magasins ? Angoisse… Des militaires vont-ils protéger les consommateurs des antivax qui s’invitent un peu partout ? Vais-je passer les deux cents contrôles pour accéder au marché de Noël de la place Massena ? Vais-je éclater en sanglots dans le tramway ? Ou rester sous ma couette comme Michel Blanc dans son film « Grosse fatigue » ? Ah non, ça non, un mec ça pleure pas et ça reste pas au lit, ça se bat. Et les filles ça geint pas, ça lutte au quotidien. Se battre, lutter, encore, sans bout du tunnel, ça fatigue hein.
J’ai mal au dos, mon café est froid, ma chaussette est trouée, elle m’en veut cette putain de chaussette, c’est personnel c’est sûr. Mon téléphone est déchargé, c’est contre moi. Le chat vient de faire tomber mon reste de café, il m’en veut lui aussi, ça va quoi, il n’a pas fini de tester la gravité ? Valls me traite d’antisémite, Pécresse dit que je ne suis pas français puisque je n’aime pas le foie gras, tiens une folle sur Facebook m’agresse, un fou gueule derrière son volant, à vélo je manque de me faire renverser parce que ce débile d’Estrosi n’a pas prévu de piste cyclable, mais il couvre les flics municipaux qui se paient un double salaire ; et mon député chrétien Ciotti dit que… non là c’est trop, marre de me sentir pointé du doigt par cet enculé d’extrême-droite, oui c’est un bel enculé celui-là. Un procès ? M’en bati, gros enculé. Qu’est-ce qu’il y a comme enculés quand même, ils les recrutent à la télé ? Enculés qui nous font des leçons par-dessus le marché. Et ma mère qui défend Hanouna, un autre enculé, maman enfin ! Ah, elle dit qu’elle lui a écrit pour se plaindre de lui. Bizarre, ma mère ne se plaint jamais, ni mon père d’ailleurs, ça doit vraiment les fatiguer.
Mon chat me regarde, il semble tout désolé. Oh c’est pas grave va, le café est déjà épongé. Le chien gratte la porte, ah oui tiens, il fait beau dehors, le soleil se lève et les couleurs sont rosées. Ben les voilà les étourneaux que je guettais, ils se rassemblent probablement pour nidifier. Guéant est en prison me dit la voisine, haha génial, au suivant ! Elle ajoute que d’après Météo France on va avoir du soleil pendant dix jours ! Elle était en Italie hier et m’a ramené des bières, cool, elle me file le Nice-Matin d’hier, éclats de rire tellement la Une est inepte, comme d’habitude, non pire que d’habitude. Pfff avec eux c’est toujours pire que la veille. Coup de fil : Covid au boulot, restez chez vous. J’ai l’impression que je souris sous masque. Envie de danser, ah non c’est interdit, c’est vrai. Puis-je dodeliner ? On va dire que oui. Ma misanthropie commence à s’évanouir. Et je vais vous dire : vous avez bien raison de vous dire fatigués, clamez-le, soyons tous des boulets bruyants. Maintenant il va falloir trouver un moyen constructif de faire entendre notre fatigue, dans la rue et dans l’isoloir, dans le regroupement, dans nos associations. Parce qu’il me semble quand même qu’on est moins fatigués à plusieurs.
Par Bob