Le capitalisme est rarement présenté comme une utopie mais plutôt comme un cauchemar. En tout cas, par nous. Mais même parmi ses zélateurs, il est rare de voir l’épithète « utopique » accolé au capitalisme. Si l’utopie est parfois associée au rêve, elle se révèle surtout ici être un système parfaitement injuste, fondé sur des mythes, et des contradictions internes. Pourtant l’utopie fonctionne. Jusqu’à quand ?
De notre point de vue, le capitalisme est une idéologie économique, politique et philosophique, dominante depuis trois siècles, qui consiste en une activité de prédation du vivant se transformant en une accumulation de richesses au profit des détenteurs de capitaux financiers. « Le capitalisme épuise les deux seules sources de richesses : la terre et les travailleurs » écrivait Karl Marx (1818-1883). Pour d’autres, le capitalisme est le moins pire de tous les systèmes, donc le seul possible. Une formule souvent répétée, qui trahit une lucidité perverse, et que l’on entend généralement de la bouche de ceux qui jouissent de ce système.
Mais pour ces derniers, il est finalement assez rare, en tout cas en France, que l’on entende affirmer fièrement un attachement idéologique et affectif au système capitaliste. Ils se diront progressistes, sociaux-démocrates, sociaux-libéraux, libéraux, conservateurs, mais jamais capitalistes. Pourtant, il y a là une utopie qui ne dit pas son nom. « La société de marché renvoie à la perspective d’une société civile autorégulée, la confrontation des intérêts étant censée mener à une « harmonie » que ni la politique ni la morale ne savaient réaliser. Elle s’oppose de la sorte aux théories du contrat social qui impliquent une organisation volontariste du lien social. D’où la notion de capitalisme utopique », écrit Pierre Rosanvallon, dans Le capitalisme utopique, histoire de l’idée de marché.
Tous pour un, tous pour un
L’utopie capitaliste procède donc qu’une maximisation des intérêts particuliers accouche d’une société harmonieuse, régulée par la main invisible du marché. En réalité, voici comment ça se passe, même si vous le savez déjà. Vous donnez une partie de votre temps (vous vendez votre force de travail diraient les marxistes) à un ou des capitalistes, c’est-à-dire des détenteurs de capitaux et de moyens de production. Ce temps-là de travail doit générer des profits suffisamment grands, sans quoi l’activité s’arrête. En échange de ce temps productif on vous donne de quoi subvenir à vos besoins primaires avec un salaire : se loger, pouvoir dormir, manger et un minimum d’accès à une vie sociale (transports, culture, fête). Hormis le dernier aspect, le capitalisme via le salariat poursuit l’entreprise de servage puis d’esclavage des régimes féodaux passés. En somme, si tu travailles pour moi, j’assure ta survie. La seule différence est qu’aujourd’hui, on peut disposer plus librement de son pécule de survie. C’est par ailleurs par le commerce triangulaire et le pillage de l’Afrique et de l’Amérique du Sud que s’est faite « l’accumulation primitive du capital », point de départ selon Marx de l’émergence du capitalisme en tant que système.
L’utopie capitaliste se fonde donc sur la possibilité de déléguer la charge de travail nécessaire à la survie à d’autres pour son propre compte. Mais elle dit aussi que chacun et chacune peut parvenir à cette position avec suffisamment de travail. Paradoxalement, les luttes syndicales et politiques ont réussi à ce qu’on puisse manger et dormir sans travailler à la manière d’un capitaliste, sans être capitaliste : les minimas sociaux. Et ce, notamment, afin d’acheter la paix sociale. Parce qu’on sait évidemment ce que produit la misère absolue : vol, agressions, révolte. Ainsi va la rhétorique sur travail/assistanat. Il faut que l’esclavage soit mieux rémunéré donc plus confortable que la liberté car sinon il y aurait trop peu de prétendants au premier.
L’échange se trouve aux sources de toute société humaine. Mais les capitalistes en ont fomenté un système : le marché global, où quiconque peut vendre tout et n’importe quoi tant qu’il trouve quelqu’un pour l’acheter. Le problème est que celui qui possède, dirige, et celui qui travaille, obéit. Pour que cette discrimination intrinsèque au fonctionnement du capitalisme puisse s’exercer, il faut parer de vertus bien diverses les tenanciers du modèle : supériorité intellectuelle, génétique, culturelle, langagière etc. Autant d’attributs qui doivent justifier la position de domination des capitalistes.
Méritocratie, mythe et pilier du capitalisme
Le plus grand mythe idéologique, le pilier le plus saillant et le plus engoncé dans nos esprits : la méritocratie. C’est sur ces ascensions sociales dont raffolent tant les médias et l’industrie du divertissement que repose une partie du système. En montrant des parcours de vie exceptionnels de transfuge de classe, les dominants font passer un message clair : si lui ou elle a réussi, alors pourquoi pas toi ? Mais alors pourquoi le mérite est-il un mythe ? C’est une question à la fois sociologique et philosophique. Nous ne sommes pas méritants, car comme l’écrivait Spinoza (1632-1677), nous sommes « conscients de [nos] désirs et ignorants des causes qui les déterminent ».
Pour le dire plus simplement, nous n’avons pas le choix de nos choix. Et c’est précisément sur ce point que le capitalisme est une utopie. Car il considère les individus comme des agents économiques rationnels, dotés d’un libre arbitre, d’une responsabilité individuelle (sur laquelle repose toute notre justice moderne). Ou, comme le disait Margaret Thatcher, Première ministre britannique de 1979 à 1990 : « il n’y a pas de société, il n’y a que des individus ». Si le capitalisme est une utopie, elle est forgée de passions tristes, puisqu’elle considère l’humain comme un égoïste rationnel comme le postulait la philosophe américaine Ayn Rand (1905-1982), où seul l’intérêt particulier pousse à agir, quand d’autres utopies socialistes (au sens large), fondent leur réflexion sur une anthropologie ambivalente, où l’action humaine peut aussi se dédier au collectif, en ayant conscience que cet acte lui sera rétribué individuellement, puisqu’il n’y a de liberté que commune.
L’État comme force supplétive
Il n’est pas étonnant que la formation de l’État-nation occidental ait accompagné le développement du capitalisme. Il en a été une force supplétive. Les vrais dirigeants de ce monde étant bien sûr les détenteurs de capitaux, donc les actionnaires et les banques, pas les chefs d’État. Peut-être l’utopie réelle du capitalisme se trouve-t-elle chez les libertariens américains, souvent surnommés anarcho-capitalistes. Pour eux, l’État doit être supprimé pour laisser place au marché, et au marché seulement. Et tout ira mieux. Ce sont sans doute eux les plus grands utopistes, car, en vérité, sans la puissance publique pour ajuster à la marge les travers du système, redistribuer la richesse pour assurer une certaine cohésion sociale, et surtout user de la force pour protéger la propriété privée et la bourgeoisie, nul doute que le système serait mort et enterré depuis longtemps.
Pour autant, ces idées d’un État réduit à son strict minimum, voire à sa suppression, ont d’abord été moquées dans les années 1950 avant d’être consacrées dans les années 1970. Friedrich von Hayek et Milton Friedman, tous deux porteurs de ce libéralisme radical et total(itaire?) ont respectivement reçu le prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel en 1974 et 1976 (improprement appelé Nobel d’économie qui n’existe pas en tant que tel). Leur pensée est toujours appliquée à ce jour malgré quarante ans d’échecs, de creusement des inégalités par la captation de la valeur ajoutée au sommet de la pyramide.
A quand la fin ?
On compte aujourd’hui 3 000 milliardaires et 21 millions de millionnaires en dollars dans le monde. Jamais une poignée d’humains n’a cumulé autant d’actifs en comparaison au reste de l’humanité. Jamais les inégalités n’ont été aussi grandes. Et pourtant ça tient encore, si ce n’est pas une utopie cela ? Et malgré la domination symbolique en situation d’effondrement (la confiance dans les institutions bancaires, médiatiques, politiques, judiciaires a laissé place à une défiance généralisée de la population), le système demeure car, et c’est là que cet utopisme est totalitaire, il n’a pas (plus?) besoin de consentement pour se maintenir. Dès lors, il ne reste plus vraiment que la force pour faire tenir l’ensemble comme on le vit et le voit actuellement. Marx prédisait la fin du capitalisme inéluctable par ses contradictions internes. Notamment par ce qu’il appelait la baisse tendancielle du taux de profit. « Le capitalisme repose sur deux opérations contradictoires : en même temps qu’il se consacre à produire de la valeur, il est condamné à voir son taux de profit diminuer dans le temps, de sorte qu’il requiert des travailleurs qu’ils fassent un effort toujours plus important pour produire et capter la même quantité de valeur », résume le philosophe Mark Alizart. Or, Marx n’avait pas anticipé l’innovation technique, et ce que Joseph Schumpeter (1883-1950) a appelé ensuite la « destruction créatrice » qui permet la perpétuation du système en créant sans cesse de nouveaux marchés remplaçant les marchés obsolètes.
Aujourd’hui, il ne s’agit plus de lois mathématiques à dépasser pour que le capitalisme perdure, mais de contradiction fondamentale à sa logique de croissance : l’écologie.
Par Malsayeur le Médisant
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