La dabké (« coup de pied ») palestinienne est contestataire. Vivre en déployant pleinement sa palestinanité est forcément un acte de résistance. Lors des fêtes, des manifs ou d’un spectacle, la dabké rappelle le combat. En ces heures terribles de massacre à Gaza, il nous a paru important de rappeler que « les Palestinien.nes savent sur quel pied danser, parce que cette terre est leur maison ».
Résis’danse دبکة
La dabké (littéralement « coup de pied ») est une danse qui anime toute la région de la méditerranée orientale. Bien qu’il en existe une myriade de variantes, la dabké se danse généralement en groupe (parfois mixte, parfois pas) lors des hafla : soirée, fêtes, mariages. Les participant.es se tiennent côte à côte par la main ou l’épaule, formant parfois une ligne si courbe qu’elle en devient un cercle. Leurs pieds se croisent et se décroisent, se lèvent, tapent au sol, le tout bien synchro. La musique cadence les pas : la derbouka et les gros tambours assurent un rythme dynamique ; les instruments à vents comme la zurna ou le mizmar rendent la mélodie entraînante. Parfois une personne se détache du groupe, s’accroupit, tournoie, agite un mouchoir ou un drapeau.
La dabke palestinienne est souvent dansée sur des musiques dont les paroles évoquent la situation politique du pays, et les thèmes qui en découlent : l’exil, la résistance, l’amour de la patrie perdue. Si la dabké permet d’exprimer et de véhiculer une culture, elle permet aussi de la revendiquer, de crier haut et fort une identité qui ne se laissera pas abattre.
C’est ainsi que cette danse dépasse le contexte des hafla et intègre le répertoire d’action collective révolutionnaire. En effet, dans chaque pays de la méditerranée orientale, la dabké est dansée lors des manifestations, les pieds frappant le sol au rythme des slogans révolutionnaires. Chaque groupe contestataire l’investit selon le message à hurler, selon la cause à défendre.
Mémoire du combat, combat pour la mémoire
Peu importe le cadre dans lequel elle se déroule, la dabké palestinienne est contestataire. En effet si exister ne suffit pas, vivre en déployant pleinement sa palestinanité, en revanche, est forcément un acte de résistance. Que ce soit lors des fêtes, des manifs ou sur la scène d’un spectacle, la dabké rappelle le combat. On remarque déjà le port du kouffieh, en coiffe ou en écharpe, qui servait à se protéger des vents sableux, et qui est maintenant emblématique de la lutte pour la décolonisation des territoires palestiniens. Le kouffieh est tenu dans les poings levés lors des révoltes arabes (1936-1939 : rébellion des Arabes sur les territoires sous mandat britannique). Aussi, certain.es danseur.ses se vêtissent de costumes qui s’apparentent à des habits de guerre, brandissent des bâtons, hissent des drapeaux. Leurs pas sont dynamiques, l’énergie émane de leur corps comme un soleil qui explose en pleine nuit.
Chaque 30 mars depuis 1976, date d’un massacre de Palestinien.nes par les forces israéliennes lors d’une manifestation pacifique contre l’occupation, une commémoration a lieu. Les arts sont alors des moyens de déployer l’identité, la culture, de revendiquer sa présence, de crier les injustices à la gueule des militaires israélien.nes et de leurs complices. Partout où se trouvent des Palestinien.nes exilé.es, c’est-à-dire où qu’ielles soient, des marches dansées font trembler la terre, dénonçant l’horreur des check-points discriminants, des agressions, des lois racistes, et célébrant la résistance, la joie, l’obstination. En mars 2018, à l’occasion d’une « marche du retour » au niveau de la bande de Gaza, des Palestinien.nes dansent, le corps droit, la gestuelle vigoureuse.
La dabké piétine l’image des victimes suppliantes, mettant en scène une résistance incarnée, sur fond de terre noircie par le reflet du ciel enfumé. Les barbelés et les milices sont à portée d’œil, et les Palestinien.nes savent sur quel pied danser, parce que cette terre est leur maison.
De l’autre côté de la frontière de fer, des oreilles se tendent, des bras et des bars s’ouvrent.
Un bar, lieu pour la « marginalité créative » (1)
La dabké palestinienne, on la danse bien-sûr dans les bars en Cisjordanie, au Liban, en Syrie… et même en Israël. En 2010, alors que les printemps arabes commencent à bourgeonner, le bar Ana Loulou ouvre ses portes à Yaffa (Israël), accueillant des Israélien.nes anticolonialistes, des Palestinien.nes, et tout être humain sympathique. Rappelons que la ville de Yaffa, un siècle plus tôt, était une ville palestinienne sous mandat britannique, et baignait dans le rouge sanguinolent des chairs arabes et israéliennes. Les tensions subsistent, et pourtant, Ana Loulou en fait fi, comme toustes ses client.es, qui dansent la dabké main dans la main, faisant perdre pied aux clivages classiques.
En effet, si la source révolutionnaire a le goût de la bière, la ressource de ce bar réside surtout dans le mélange bariolé et atypique qui le colore : des nationalités que les médias confrontent, des genres que les religions opposent, des identités qui devraient se la fermer… Tout ce beau monde ose enfin s’exprimer, danser, chanter, boire, fêter. La musique clignote sur les murs, les lumières se dessinent sur les corps, la fumée enlace les sourires. C’est dans cette ambiance que ceux et celles qui se sentaient exclues des scènes classiques – à cause de leur origine communautaire, de leur genre, de leur orientation sexuelle – se sont retrouvées dans un brassage intense, attirant de plus en plus de monde.
Coup de pied aux colons
La pagaille musicale du bar brouille les pistes, mêlant des chansons palestiniennes qui expriment la douleur de l’exil, avec de la techno israélienne, une danse du ventre, des pas de dabké, et… voilà comment prendre son pied. Le bar permet de renouer avec les identités diverses de chacun.e et en chacun.e, ce qui est déjà une expérience révolutionnaire étant donné le contexte environnant. Bien-sûr, des militant.es fréquentant le bar souhaitent que cela s’étende par-delà le comptoir et la piste de danse. C’est d’ailleurs dans ce bar que le groupe d’artistes engagé.es حركة فورية (Action immédiate), s’est rencontré. « Outre l’organisation de manifestations musicales, artistiques et culturelles, Action immédiate cherche à mettre en place un nouveau langage politique, ainsi que de nouveaux modes d’action pour lutter contre la politique gouvernementale. » (1).
Voilà comment la dabké palestinienne conjugue la dimension intime des danses qui durent toute la nuit lors des hafla, et la dimension publique d’une danse qui se pratique comme une revendication dont le discours est inscrit dans le langage corporel de chaque danseur.se, et dans la chaîne humaine formée par leur corps.
Par Azar
Un article paru dans le Mouais n°28 (mai 2022), en accès libre, mais soutenez-nous, abonnez-vous ! https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais
(1) Toutes ces informations sont issues de l’article « Marginalité créative », cité ci dessous.
Sources
- Monterescu Daniel, Schickler Miriam, « Marginalité créative. La scène alternative judéo-arabe de Tel Aviv-Jaffa », Ethnologie française, 2015/2 (Vol. 45), p. 293-308. https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2015-2-page-293.htm
- Rodriguez-Quinones, Ana-Laura. « « C’était la première fois que j’étais palestinienne ». Appartenances et représentations de la Palestine dans la danse contemporaine », Revue européenne des migrations internationales, vol. 35, no. 3-4, 2019, pp. 85-105. https://www.cairn.info/revue-europeenne-des-migrations-internationales-2019-3-page-85.htm
- Leyla Dakhli (dir.), L’esprit de la révolte, Paris, Éditions du Seuil, 2020, p. 207-209. https://dream.hypotheses.org/publication/lesprit-de-la-revolte/apprendre/la-dabkeh
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