Chaque année, la farce carnavalesque municipale se révèle de pire en pire. Pour son 150e anniversaire, le carnaval de la ville de Nice nous a encore gratifié d’une belle mascarade sécuritaire. Des flics en armes de guerre de tous côtés, des barricades opaques pour empêcher les badauds qui n’ont pas payé de voir les parades, des portiques de sécurité… On se demande bien qui peut s’amuser dans de pareilles conditions. À rebours de l’esprit ancestral du carnaval. Pour encore un siècle et demi ?

Par Edwin Malboeuf

« Tout est à nous, rien n’est à eux » pouvait-on lire sur des toilettes publiques à Lyon, il y a quelques jours, probablement tagué lors d’une des manifestations récentes contre la réforme des retraites. Et il fait bon de se le rappeler. La bourgeoisie ne crée rien : elle accapare, elle achète, elle vole. Parmi mille exemples, cette année la ville de Nice organise la 150e édition du carnaval. Cette phrase devrait être un non-sens. Depuis la préhistoire jusqu’à aujourd’hui, le carnaval est un moment où l’on « exorcise les peurs », où l’on « renverse le monde », où les « esclaves deviennent maîtres »1. Soit une antithèse absolue du carnaval niçois, où les peurs d’une attaque dite terroriste sont exacerbées, où le pouvoir municipal décide de presque tout et où nous sommes toujours tributaires de son organisation. Pourquoi invoquer la tradition pour défendre notre vision du carnaval ? Tout simplement car il n’y a que les arts populaires qui demeurent. La bourgeoisie, en tant que classe de boutiquiers, ne sait rien faire d’autre que de vendre des produits, du consommable, de l’éphémère, de l’événement, quand nous autres ancrons dans la terre, dans les murs et dans les esprits la sublime joie du carnaval. Celle-ci n’est plus, et depuis fort longtemps. Bien que la nostalgie enfantine nous pousse parfois à nous remémorer avec tendresse le carnaval de naguère, à y regarder de plus près, il s’avère que les célébrations liées à ce moment ont toujours été fortement encadrées, par l’Église autrefois ou le pouvoir politique en place depuis un siècle et demi.

Les tarifs en vigueur. De 10 à 32 euros dans les gradins, pour observer des chars passer. De 14 à 28 euros pour se jeter des fleurs à la tronche. La grande vie.

Rien ne change à part les saisons

Si la Ville fête donc les 150 ans du carnaval cette année, il faut remonter à 1873 pour trouver une résurgence du carnaval niçois, dont la première occurrence remonte pourtant à 1294 par la voix du duc d’Anjou, venu célébrer le carnaval dans le comté de Provence auquel appartenait alors Nice. En 1873, deux ans après la Commune de Paris, un comité des fêtes est avalisé par la mairie. Déjà, la municipalité d’alors, dans son arrêté, écrit ceci : « Toute allusion politique, religieuse ou militaire est rigoureusement interdite et tout déguisement qui pourrait blesser d’une manière quelconque la décence ou les mœurs est rigoureusement défendu… ». Cent cinquante ans plus tard, on lit presque mot pour mot la même injonction sur le site officiel du carnaval : « Les déguisements prêtant à confusion, ayant un caractère, religieux, militaire ou injurieux sont formellement interdits, ainsi que tout accessoire mentionné dans la liste des objets interdits. »

L’hypercentre en cage à pigeons

Néanmoins, une bascule s’est opérée après 2016 et l’attentat du 14 juillet sur la promenade des Anglais. Des flics en arme de guerre, des barrières, des blocs de béton, de la reconnaissance faciale à venir (dont l’une des expérimentations fut d’ailleurs réalisée lors du carnaval 2019), un encadrement quasi militaire pour une fête populaire ancestrale destinée à moquer le pouvoir, à renverser les hiérarchies. Dans ce contexte d’intensification sécuritaire, avec un coût financier forcément galopant, en février 2017, quelques mois après l’attentat, le carnaval devient payant au-delà des seuls gradins, même dans les zones piétonnes. Des haies de barrières noires opaques entourent le défilé des parades. L’hypercentre se barricade, ségréguant ainsi l’espace public en cage à pigeons, où toute sortie est définitive, tout cela pour la sécurité des pige… des carnavaliers entendu. Les accès gratuits sont conditionnés par une tenue déguisée « de la tête aux pieds » est-il précisé, suivi d’une liste d’interdits et de conseils sur ledit déguisement. Pour les batailles de fleur, même déguisé, faut raquer. Un peu comme ces boîtes minables, où un videur mal sapé scanne les prétendants à l’entrée pour mieux les refouler ensuite. « Le carnaval est un temps durant lequel, caché derrière un masque, chacun peut se transformer et s’affranchir des règles le temps de la fête » ose carrément le site officiel, alors qu’il n’y a sans doute que peu de moments dans l’année où nous sommes si peu libres de circuler, et autant épiés par les milices estrosistes sous tension pendant deux semaines, prêtes à évacuer n’importe quelle zone au moindre sac posé par terre cinq minutes sans attention.

Centaine de mètres de queue pour les personnes prêtes à aller dans la cage aux pigeons, après s’être fait sonder l’âme par la sécurité.

La comédie sécuritaire ne protège pas

A quoi bon ? Si attaque il y a, M. Estrosi n’assume rien, prostré dans une posture de petit père du peuple niçois, comme lors du procès de l’attentat à l’automne dernier : « J’ai passé la nuit parmi les familles, à prendre beaucoup de gens dans mes bras, à essayer de prêter une épaule » 2. Lui qui, durant son audition, a nié toute responsabilité : « Je ne me sens pas responsable de Daesh, de l’État islamique et de ceux vers lesquels il faut se tourner ici parce que c’est leur procès. J’ai une colère sourde qui m’habite et donc je souhaite que la responsabilité soit sanctionnée le plus sévèrement possible. Je ne voudrais pas que ce procès déplace la responsabilité ». D’une certaine manière, on ne lui donne pas tort. Mais alors à quoi bon s’acharner à prévoir l’imprévisible, sachant que par définition quiconque voudrait prévoir un attentat ferait un état des lieux des dispositifs sécuritaires et chercherait à les contourner ? Et, faut-il le rappeler, en 2016, la Ville était déjà bien fourni en flics et caméras. C’est donc sans fin. Tout cela n’a en réalité qu’un but, conscient ou pas. La comédie sécuritaire ne protège pas, elle rassure les flippés à fric de Nice et d’ailleurs, et écarte les indésirables. La mairie ne s’en cache pas. Sur le site officiel du carnaval, il est mention du « cortège carnavalesque niçois, l’un des carnavals les plus internationaux du monde pour la plus grande satisfaction des touristes. »

Le carnaval, c’est à nous

De nombreuses failles ont été révélées, évidentes pour quiconque s’intéresse réellement à ces enjeux sécuritaires. Tous ces dispositifs coûtent très cher et ne remplissent jamais, ou que très partiellement, les objectifs annoncés de prévention et de dissuasion. Les travaux du sociologue Laurent Mucchielli sur ces questions (avant qu’il ne vire covido-maboule) le montrent parfaitement. Le problème avec les affres de ces moments tragiques, c’est que l’on en paie les pots cassés les décennies suivantes, sans retour en arrière. Les seuls effets mesurables et réels échouent donc à la population niçoise, écartée des festivités au profit des touristes et des riches, visiblement enclins à se faire fouiller, palper, contrôler, encadrer, observer, arnaquer. Tant qu’il y a des benêts pour payer, pourquoi s’en priver ?

De la police montée. Parce que pourquoi pas. Sait-on jamais, une attaque des Visiteurs.

Alors quoi ? Dans tous les quartiers avec mise à disposition de l’espace public, entièrement gratuit, populaire et sans flics, organisé uniquement par les associations, c’est comme ça que le carnaval doit être. Par nous et pour nous, sans eux. En février 2021, Mačko Dràgàn avait dit, alors que nous souhaitions organiser nos festivités annuelles, notamment en soutien à la Roya après la tempête Alex : « À ceux qui nous gâchent toujours la fête, vous, ministres, élus, préfets, devrez rendre des comptes un jour » (voir la vidéo Flagrant délit de liberté par Télé chez moi, sur telechezmoi.com). C’était il y a deux ans, et bien que la pandémie semble derrière nous aujourd’hui, ils continuent à nous gâcher la fête. Pire, ils la préemptent. Ce carnaval n’est ni plus ni moins que l’appropriation bourgeoise de la culture populaire. Depuis 2019, la ville a repris la gestion en régie directe, pour un budget annuel dédié à l’organisation du carnaval de 6 millions d’euros. Ne nous reste alors que les interstices, les miettes. Nous n’en voulons plus. Nous voulons les « miettes, le gâteau et la boulangerie », comme on peut lire également sur certains panneaux du mouvement social actuel. Car bien sûr, les carnavals indépendants subsistent, par l’effort et la volonté de divers collectifs comme les Diables Bleus ou Zou Maï, à Saint-Roch depuis des décennies. Mais cela ne devrait pas être à la marge. Le carnaval, c’est à nous, pas à eux.

Notes :

1. Annie Sidro, historienne du carnaval, À l’origine du Carnaval de Nice, France Bleu Azur, 20 février 2020 (disponible sur YouTube)

2. Ellen Salvi, Au procès de l’attentat de Nice Christian Estrosi parle encore de lui, Mediapart, 20 octobre 2022