En mai dernier, lors du festival de Cannes, un groupe de militants d’Attac et de XR (Extinction Rebellion) a eu l’outrecuidance d’aller perturber le ballet aérien de la bourgeoisie mondiale. En déposant des voitures téléguidées sur le tarmac de l’aérodrome Cannes-Mandelieu. Récit d’une action carnavalesque, bien ancrée dans l’esprit pantaï niçois. Par Edwin Malboeuf
C’est qu’ils n’aiment pas trop cela les bourgeois. Militer, oui, s’il s’agit de faire des tours de la coulée verte en centre-ville de Nice le samedi de 14 heures à 16 heures, pancartes et slogans peu éloquents en mains et en bouches. Mais retarder le décollage d’un jet privé de 30 minutes, crime de lèse-majesté. C’est pourtant ce qu’ont entrepris plusieurs militants de l’Association pour la taxation des transactions financières et l’action citoyenne (Attac) et Extinction Rebellion-Action non violente Cop 21 (XR/Anv-Cop 21, regroupé en une seule entité à Nice). Quoique l’objectif n’était pas spécifiquement celui-ci au départ. Rappel des faits.
Samedi 20 mai 2023, le festival international du film de Cannes bat son plein. Hordes de fanatiques idolâtres tentant d’apercevoir des riches beaufs à queue de pie ou à robes de cocktail, tapis rouge, strass, paillettes, champagne et cocaïne pour tous. Le schéma est bien connu. Ce que l’on ignore un peu plus, c’est le ballet incessant au dessus de ces têtes, et des nôtres, entre l’aéroport de Nice, et l’aérodrome de Cannes-Mandelieu, causant évidemment une intense pollution de l’air pour le bon plaisir d’une poignée de riches.
« Entrave à la circulation d’aéronef »
Ce samedi-là donc, une troupe de militants issue des rangs d’Attac et XR/ANV s’approche près du tarmac, et, sans intrusion ni dégradation, parvient à mettre trois voitures téléguidées sur celui-ci, dont une avec un fumigène, postée devant un jet paré à décoller. L’action est relayée par les médias, l’objectif de dénonciation est atteint. Mais plus d’un mois après, à 6 heures du matin, heure nationale de perquisition, trois de ces militant.e.s reçoivent la venue des flics dans leurs appartements respectifs. S’ensuit une fouille de ceux-ci, une garde à vue de 34 heures et un procès le 17 novembre 2023 au tribunal de Grasse. Il est leur reproché une « entrave à la circulation d’aéronef ». Faits qu’ils n’ont pas commis, puisque aucun des trois n’a piloté les voitures sur le tarmac. Certains étaient là pour prendre des photos, d’autres pour l’observation. « Vu qu’ils n’ont pas trouvé ceux qui ont mis en œuvre l’action, ils se sont rabattus sur les observateurs qui étaient là. Ils cherchaient les télécommandes des voitures et des drapeaux que je n’avais pas, puisque j’étais simple observateur, référent policier au cas où sur le moment », détaille Stéphane, concernant son rôle de potentiel médiateur dans l’action. C’est d’ailleurs ce qu’a plaidé leur avocate, Maître Mireille Damiano, qui demande la relaxe, « le délit d’entrave à la circulation n’étant pas caractérisé à titre individuel », ainsi que « l’état de nécessité et la liberté d’expression face à l’urgence climatique », peut-on lire sur le compte Twitter (oui on sait ça s’appelle X maintenant), de XR/ANV le jour du procès. Le procureur a requis 700 euros d’amende pour chacun, chacune. Et l’aérodrome de Cannes-Mandelieu demande lui 4 500 euros de dommages et intérêts pour ce fameux retard de 30 minutes. On sait donc que 30 minutes de leur vie vaut trois SMIC. Le délibéré du jugement sera rendu le 23 janvier 2024.
Une action typiquement niçoise
Comment a été pensée cette action carnavalesque, a priori inédite dans ses modalités ? « On a lancé une campagne à action en septembre 2022 contre ce qu’on appelle les criminels climatiques. Ce sont eux qui devraient rendre des comptes à la justice et pas les militants. Tout le monde sait, eux les premiers, que leur mode de vie est totalement insoutenable. Les 1% des plus riches de la planète pollue autant que les 50% les plus pauvres. », relate Raphaël Pradeau, porte-parole d’Attac de 2017 à 2022, présent à Grasse le 17 novembre pour soutenir les trois militants à la barre du tribunal. « Ça a pertubé deux jets. Le premier a été retardé de 30 minutes, le temps que tout soit dégagé. Et le second a du atterrir à l’aéroport de Nice. Ce n’était pas forcément l’objectif qui était surtout symbolique et médiatique », raconte Océane, militante à XR/ANV et étudiante en médecine, parmi les trois personnes poursuivies.
Aviation d’affaires ou aviation récréative ?
Dans leur communiqué suite à l’action du 20 mai, Attac appelle à mettre fin à une utilisation irraisonnée des jets. Nous posons la question : y aurait-il une utilisation raisonnée ? « Depuis le temps qu’on fait des actions contre le jet, on nous répond parfois que nous sommes inconscients car les jets servent au transport d’organes pour des opérations urgentes. Si c’est cela, nous ne sommes pas contre. Mais l’usage qui est en fait, c’est un outil au service des plus riches pour se déplacer. Et ce n’est même pas pour des réunions de boulot. A Cannes, la jet-set du monde entier a débarqué en jet pour aller boire du champagne sur des méga-yachts. C’est une aberration écologique qui ne sert à rien d’autre que les riches puissent montrer aux autres qu’ils sont riches », énonce Raphaël Pradeau. Dans un argumentaire préparé par le collectif Scientifiques en rébellion, venus apporter un certain nombre d’éléments factuels en soutien aux militants en procès le 17 novembre 2023, ceux-ci notent que « les émissions liées au trafic des jets privés sont principalement produites par le Royaume-Uni, la France et l’Italie. La France produit autant d’émission avec les jets privés que 20 autres pays d’Europe. » De plus, « les principales destinations sont Londres, Paris, Nice, Genève », pas exactement les territoires les plus enclavés. « L’analyse des trajets et leur saisonnalité démontre également que l’utilisation pour affaires est en réalité minoritaire, et que l’usage récréatif des catégories de population très fortunées domine », concluent-ils.
Quelles stratégies d’action ?
A l’aéroport de Nice, 43% du trafic aérien, soit près de la moitié, correspond à l’activité de ces petits avions de grands bourgeois. Sur la question stratégique, les activistes conviennent volontiers des limites des actions menées comme coup d’éclat médiatique, à destination de l’opinion publique. « Est ce que le jeu en vaut la chandelle ? C’est difficile de quantifier l’impact de ce type d’actions. Même si ça permet de mettre un coup de projecteur… », se questionne Hélène, l’une des prévenues. La désobéissance civile, « action illégale mais légitime » comme le dit Océane, variante contemporaine plus symbolique que l’action directe chère aux anarchistes, a également pour but de faire évoluer le droit, par les jurisprudences favorables aux actions en cas de procès. «A ANV, c’est une des stratégies d’aller au procès, pour rendre les choses légitimes légales », précise-t-elle. Par ailleurs, dans cet ordre d’idée, nous apprenions le 21 novembre que le tribunal administratif de Melun a statué pour la première fois pour le droit des journalistes à documenter ces actions de désobéissance civile sur le terrain. En 2020, un journaliste de Reporterre, avait été arrêté alors qu’il suivait les activistes de XR sur le tarmac de l’aéroport d’Orly et qu’il s’était identifié clairement comme journaliste aux policiers, carte de presse à l’appui. Le tribunal lui a finalement donné raison.
Pour l’année 2023 (et la suite) le groupe XR du Royaume-Uni, qui avait lancé le mouvement, a annoncé son changement de tactique, moins portée sur l’entrave aux citoyens comme le blocage de routes et plus ciblée contre les politiques. Peut-être l’idée sera désormais d’essayer de ne pas se faire prendre, car chaque militant amendé, incarcéré, surveillé est autant de forces vives en moins dans la lutte. Quant aux trois activistes niçois, ils se sont dit « soulagés » suite au procès, mais également un peu sonnés par l’expérience perquiz-garde-à-vue. « On est tout petit mais on peut tout faire », conclut Océane de manière optimiste. Sabotage, « désarmement » comme le formule les Soulèvements de la Terre, action directe, désobéissance civile, les pistes sont multiples pour faire front. « On est amené à franchir un pas supplémentaire parce qu’on va dans le mur et que les choses ne vont pas dans le bon sens » admet Raphaël Pradeau quant à une potentielle radicalisation des mouvements. Quand on voit ce que peut faire une voiture télécommandée…