À l’appel des Soulèvements de la Terre, une manifestation -interdite par la préfecture de Savoie- contre le projet de tunnel Lyon-Turin a eu lieu les 17 et 18 juin en Maurienne. Beaucoup de gens étaient présents pour faire face à un important dispositif policier, dont notre reportrice, qui en a tiré ce récit -et un certain nombre d’enseignements.

Tout avait pourtant commencé par une diarrhée, carabinée, la veille du départ en voiture. J’avais les jetons, je me chiais dessus. Mais l’important c’était d’y aller. J’en avais marre de consommer des images d’émeutes, de révolte ; j’en avais marre de voir, de cliquer, de m’abonner. J’avais envie d’en être.

La Maurienne, je connaissais pas. Les promoteurs creusent où c’est calme, pour éviter les foules notables du genre NOTAV, Nobassaran ou juste Gardarem lou larzac. Ils en ont eu pour leur forage : y’avait déjà du monde sur place et on est venu.e.s de partout en France et d’Italie. 5000 personnes déterminées à venir défendre la Maurienne, vallée qu’ils comptent transformer en un chantier à ciel ouvert. J’ai vu des visages cagoulés, mais sous les cagoules y’a l’amour. J’ai vu des tatouages insensés, repassés par des markers noirs, pour ne pas être reconnus. J’ai vu des personnes masquées se dévêtir en deux secondes pour se foutre à poil dans une marre en gueulant le chant des gilets jaunes, le cul à l’air, sous un hélico de gendarmes qui se rinçaient l’œil. Une image digne des 70’s. Cagoules, strings et chatte à l’air. Franchement ça avait de la gueule. J’ai vu des graffitis marrants, notamment des références geeks : « POUR LE ROHAN ». J’ai crushé sur un street-médic, revu des têtes d’amilitant.e.s. J’ai constaté que la lutte rameute (#lalutte), qu’Instagram fait venir des gens, que c’est stylé, que c’est sexy.

Illustration 1

J’ai constaté que les discours, les prises de parole excessives, charismatiques et partisanes, dans certains cas ça fout la gerbe. J’apprécie bien Mathilde Panot, notre Booba de l’Assemblée, mais elle l’a joué Jean Jaurès, ça m’a gonflée. J’avais l’impression de faire partie d’une masse traduite, reformulée, récupérée. Ce ne sont pas nos pires ennemis, mais la gauche (ça tombe sous le sens) est maladroite et prévisible. Dans le genre fantômes j’ai vu des trucs auxquels, franchement, je m’attendais pas, comme des drapeaux EELV. J’ai trouvé leur présence vaseuse, inconséquente, inique, malsaine. Je me suis demandé via quelle grille de lecture politique les partis ont pu penser être les bienvenus. Venir défendre, soutenir, ok. Qu’iels mettent leurs corps politiques, parlementaires dans le torrent, ok d’accord, mais les drapeaux j’ai pas kiffé.

Mettre des logos là où les gens viennent, anonymes, rejoindre la lutte sans jamais se mettre en avant, c’est déplacé, opportuniste. On ne sait pas à qui bénéficie le coup de com’, ou bien qui rend service à qui. Ça ressemble à de la publicité. J’ai été comme scandalisée à la vue des drapeaux de la gauche, et j’ai compris les Gilets jaunes, corporellement. J’ai ressenti du mépris de chef, et une profonde méfiance face à la représentation.

***

On est parti.e.s à 4000, prendre la départementale, sous un soleil caniculaire et l’attention bienveillante des montagnes rocheuses, tout autour de nous. On a marché 1 kilomètre. Des camions de CRS nous attendaient à 600 mètres. Un bruit courrait comme quoi on allait bloquer l’autoroute, qu’on allait essayer de passer, et qu’un groupe de vieilles pacifistes allaient s’asseoir devant les flics, se faire gazer, qu’ensuite on pourrait s’amuser. Le bloc ne se tenait plus. J’ai rien compris. Je voulais aller avec les vieilles. Au début je répandait la rumeur informative avec une grande assiduité. Mais comme aucune des infos ne se traduisait en acte rapide, ça a fini par m’agacer. Rien n’était clair, c’était le chaos, personne ne savait ce qu’on faisait. Des élu.e.s négociaient avec les flics. On nous empêchait de bouger.

Illustration 2

Il me semblait que durant l’action, pour comprendre ce qui se produisait, ça demandait d’avoir un tél, Télégram, de détenir une sorte de code ou bien d’avoir de l’expérience, d’être de mèche avec des gens charismatiques et renseignés… Ou bien d’accepter de pas comprendre, de proposer. Accueillir le chaos technique et les doutes tactiques.

Les stratégies se contredisaient dans une harmonie bordélique. Il faisait chaud, nos âmes fondaient. Sous le soleil de Maurienne, on attendait d’autres infos sur pourquoi on n’avançait pas depuis deux heures. Le bloc n’était plus tenable. On entendaient des sacs de pierres se déverser à nos pieds. Les orga suppliaient d’attendre, de ne pas jeter la première pierre. Visiblement la négociation ne menait nulle part qu’à un retour à tête basse. On ne tenait plus les BB. D’ailleurs on voulait pas les tenir. Une personne hurle : « La violence doit venir d’eux ! » On répond à plusieurs personnes que c’est bon c’est déjà le cas, depuis des siècles. La première pierre fut jetée, et le bloc est passé devant. Les affrontements ont commencé. Quelqu’une a dit : « vous envoyez les gens au casse-pipe, c’est ça que vous voulez ?! ».

On a chargé.

***

La police n’attendait que ça. Ils étaient prêts pour nous blesser, nous empêcher. Ça faisait déjà deux bonnes heures qu’on cramait comme des petits lézards aux queues coupées. Une émeute est une émotion, on ne retenait plus nos larmes. On a couru, pleuré du gaz.

En me cassant à moitié la gueule et en reculant j’ai cru que j’allais vomir mes yeux et j’ai pleuré en demandant : « Comment on peut gagner contre eux ? », j’avais envie de vomir mes tripes et je jalousais les lunettes que des centaines de gens avaient. Clairement j’étais mal équipée. On entend des grenades péter et toute la manif est bloquée. Les flics ont même foutu le feu à des broussailles avec leurs palets de lacrymo. Notre camp désorganisé était celui de la beauté.

Des militants assis par terre se prennent des cailloux sur la gueule, hurlent aux autres d’apprendre à mieux viser. Encore du gaz, grenades, sursaut. Un nez éclate, on hurle Médic, on montre du doigt où faut aller. Ça explose encore. Cette fois un pied, chaussure déchiquetée, éclatée. Le camp de la vie est réprimé par des mange-mort à boucliers. La police n’a aucun visage. Un manifestant court éteindre le feu causé par la police, par les chiens de garde de l’État. Après tout, on est là pour ça.

Je ne trouve plus mon binôme. Je vois la outarde de Sainte Soline, grande cigogne en guirlandes bleues, roses et violettes, grande marionnette en vannerie, ma seule amie à cet instant, et je vais m’abriter en dessous. Je veux de l’ombre. Une barricade vitrée et blanche commence à se constituer, un peu plus loin, un Algeco déshabillé a l’air fier d’être mobilisé. Tu parles d’un bien immobilier. Moi aussi je m’immobilise, je fais une pause.

Je ne comprends rien. Les infos sont contradictoires, d’ailleurs on n’a plus trop d’infos, et les affrontements sont longs. Une daronne passe en jupe sandale, me dit : « Allons aider le bloc ! Il faut que l’on s’allonge devant, faut qu’on les aide, iels nous protègent ! » Je lui réponds qu’elle a raison, et je la suis. R. m’attrape, dit qu’il me cherche depuis une heure. Je lâche la dame. On trouve B. On entend des gens dire : « RIVIÈRE ! IL FAUT TRAVERSER LA RIVIÈRE ! » On en doute fort, y’a trop de courant. Mais on va voir. Des corps descendent à l’eau. Une chaîne humaine se crée. En mode individualiste, ça semblait impossible : les gens se seraient lancés seuls et certains seraient tombés à l’eau. Mais sur un mode communiste, ça fonctionne : tout le monde se tient, on se lâche pas. 30 minutes passent et c’est une bonne centaine de gens qui traversent l’eau comme des fourmis inarrêtables. Les flics suivent, leurs camions bloquent l’autoroute : ultime collab.

Illustration 3

Nous sommes de l’autre côté du fleuve, et les camarades sont aux prises avec des camions de CRS qui les bombardent, encore, de gaz. Iels reculent. On court aussi de notre côté, comme un miroir majoritaire de personnes pas si téméraires. On les suit pour les accueillir sur l’autre rive, le gros pied-de-nez de la journée, après tout iels l’ont réussi ! Les flics canardent jusque dans l’eau, veulent nous punir, que l’on se noie, je vois les ami.e.s qui se prennent tout dans la gueule tout en se tenant pour pas partir dans le courant, je les admire. Était-ce des groupes affinitaires volontaires et téméraires, ceux qui veulent bien mouiller le maillot et qui sont pas là pour niaiser ? Moi je n’ai su que regarder.

***

Je repense aux vomissements et la courante qui m’ont vidée, jeudi dernier. La peur peut prendre des formes étranges, liquéfiantes. Rétrospectivement il me semble que je me suis lavée et vidée comme pour un peu me préparer, pour être prête. Comme si mon corps faisait l’effort spirituel de se purger, afin d’être disponible après.

Plus tard en rentrant de la manif, en chantant fort À bas l’État et On est là, les milliers de manifestant.e.s ont fini par se foutre à poil et à passer des âmes masquées aux corps mouillés et dénudés. Tous les registres étaient mêlés : force et vulnérabilité. C’était l’Aquasplash politique après notre bitume-rando caniculaire. On a quand même fait quelque chose. On n’a pas fait l’embouteillage militant qu’aurait été notre convoi de mille voitures parties démanteler le chantier, mais on a été intenables et on a eu un camp radieux, magnifiquement organisé en 24 heures d’impro-galère. Ok chaos, je suis comblée.

Vivre sur un camp autogéré (pas trop par moi) pendant deux jours ça a quelque chose de plus grisant qu’une simple manifestation. C’est vivre déjà de la façon dont on voudrait que le monde soit. C’est venir se battre d’une manière qui correspond, déjà en germe, au monde qu’on veut voir advenir, réadvenir, se transformer. Le quotidien est écrasant et ennuyeux, l’éternel retour du matin peut nous anesthésier l’esprit. On a besoin de ces temps là pour nous happer et vivre pleinement, intensément : pour hypervivre. Pour faire monter des sensations et faire redescendre les idées, sortir du crâne, de l’isolement et de l’écran ; pour nous faire éprouver la lutte, la joie, la peur et l’amitié. Sortir de soi et de chez soi, des habitudes, des chemins connus et des sentiers artificiels. On est tous.tes sorti.e.s du placard.

Le lendemain avant de partir, il y avait des conférences techniques qui jouxtaient des rondes de sorcières en train de faire une danse spirale en cercles excentriques concentriques ; des gamines avec des chiens sales, tout le monde heureux et fatigué avec des bouquins à prix libre et les cantoches, la plèbe candide et velue. Je me suis dit : on se bat pour ça, pour que ça tourne. Pour ce chaos organisé. Les montagnes sont des vagues aux lenteurs infinies. Nous sommes le cratère dans la roche, la montagne qui se lève tout en restant couchée. Nous sommes ce qui repousse partout, ce qui ne se dénombre pas.

Nous sommes ce qui dissout déjà la toxicité du béton, de la guerre, des frontières. Nous sommes des insectes hyperactifs et borderlines. Nous sommes ce qui, déjà, dézoome sur la carte infernale et s’accroche en réseaux mycéliens sous la sous-couche de mort dont ils recouvrent les sols. Nous sommes l’inverse de ce qu’ils veulent parce que nous avons la foi, la colère et l’orgueil. Nous sommes l’élan d’amour, d’amitié, de courage. Nous sommes des éperviers qui désirent hypervivre. Cœurs masqués aux corps nus, écorchés, électriques. Nous sommes le ras-de-marée qui glisse au ralenti pour venir fracasser les vitres des nantis. Nous sommes les seules armes qu’ils ne peuvent pas produire. La puissance qu’on déploie fait frémir le pouvoir, notre orgueil leur fait peur, nos amours aussi. Notre joie, nos larmes de colère et nos cœurs acérés, c’est tout ce qu’ils redoutent et ils en entretiennent la démolition et l’anesthésie.

Ça dure depuis des siècles mais maintenant, c’est fini.

Par Leïla Chaix

Un récit paru dans le Mouais n°41, septembre 2023, le meilleur moyen de nous soutenir et de se le procurer pour découvrir encore plus de nos enquêtes, article, entretiens, reportage, c’est encore de s’abonner ! https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais