Après le pétrole et le gaz, l’Occident veut désormais s’approprier les énergies renouvelables de ses anciennes colonies. Quand la transition énergétique devient une excuse pour l’extractivisme… Et les récents événements au Niger -où la France puise son uranium- sont là pour nous rappeler que ce colonialisme sur fond énergétique n’est jamais sans conséquences. Reportage.

« C’est notre sol natal, que de pères en fils nous fécondons de notre labeur : vous êtes venus nous déposséder, nous voler nos biens et, sous prétexte de civilisation, vous nous obligez maintenant, pour ne pas mourir de faim, à trimer comme des forçats, pour votre profit, contre un salaire de famine. » Mohammed Saïl, anarchiste kabyle, 1924.

Il y a exactement cent ans, le pétrole commençait tout juste à être connu comme « l’or noir », tant convoité qu’on faisait venir des colonies et zones mandataires.

Syrie, Irak : cette ressource miracle allait vite devenir un enjeu majeur du colonialisme français et européen. À l’époque, on souhaitait développer les populations indigènes dans le cadre de la mission civilisatrice qui nous imposait de les occuper par la force et d’en faire de loyaux sujets de la République. Alors que les entreprises occidentales se gavaient de ressources naturelles en exploitant jusqu’à la mort les indigènes musulmans, les travailleurs français finançaient ces exactions avec leurs impôts.

Bon en avant d’un siècle.

L’hydrogène commence tout juste à être connu comme « l’or vert », tant convoité qu’on fait venir des anciennes colonies.

Tunisie, Maroc, Algérie : cette ressource miracle est vite devenue un enjeu majeur de la diplomatie française et européenne. Maintenant, on veut développer les citoyens locaux dans le cadre de partenariats de coopération, qui nous imposent de financer les dictatures et de les rendre dépendantes de nos aides au développement. Alors que les entreprises occidentales se gavent de ressources naturelles en exploitant jusqu’à l’épuisement la main d’œuvre locale, ce sont les citoyens du Maroc, d’Algérie et de Tunisie qui financent ces exactions avec leurs impôts. Cette mise en parallèle de deux époques différentes vous semble exagérée ? Venons-en au contexte…

L’hydrogène : nouvelle ressource miracle de la transition énergétique ?

L’hydrogène est l’élément chimique le plus léger et le plus abondant de l’univers. Présent naturellement dans l’air et l’eau, il est aussi produit industriellement à base de pétrole ou de gaz naturel pour les besoins de certaines industries. Son avantage : il peut servir d’unité de conversion pour des ressources plus difficiles à stocker, comme l’éolien ou le solaire… D’où sa popularité grandissante, car il permettrait de transformer les énergies vertes en gaz ou en liquide, facilement stockables et transportables en pipeline ou en bateau. D’une énergie assez peu connue, l’hydrogène est soudainement devenu la nouvelle formule miracle pour développer les renouvelables.

Quand la Russie envahit l’Ukraine, une onde de choc secoue les élites européennes : surprise, le gaz russe n’est pas éthique ! Il devient soudainement urgent de le remplacer. Tant qu’à faire, autant développer les renouvelables et faire d’une pierre deux coups : devenir indépendants de l’ennemi russe et verdir l’économie. En mai 2022, la Commission européenne lance ainsi son plan RePowerEU : une refondation massive de l’économie européenne en direction des économies d’énergie et du « vert ».

Pas moins de 10 millions de tonnes d’hydrogène doivent venir alimenter l’économie européenne, principalement en provenance d’Afrique du Nord, car l’éolien et le solaire y sont plus abondants qu’en Europe… mais aussi parce que les résistances dans des zones considérées “vides”, “désertes” comme le Sahara, sont mieux muselées par les régimes autoritaires locaux.

Les accords et les partenariats se succèdent et les investissements étrangers sont énormes : rien que dans le cadre de l’initiative Africa-EU Green Energy, un milliard d’euros d’investissements étrangers est promis pour le Maghreb. Cela s’ajoute aux accords bilatéraux : par exemple, l’Égypte a un total de 42 milliards d’euros de promesses d’investissement pour l’hydrogène vert (renouvelable) ou bleu (produit à partir du gaz naturel).

Barrages et pénurie d’eau

Depuis, les projets de nouvelles centrales électriques fleurissent un peu partout, comme à Midelt, dans le sud du Maroc. « Ils sont venus près du village de mes grands-parents, ont bouclé la zone et construit des clôtures. Maintenant, personne n’y a accès, ni les habitants, ni les journalistes, ni même nos représentants politiques », raconte Amal, dont le prénom a été modifié. Originaire de la région, cette écoféministe, chercheuse dans un institut de recherches environnementales, souhaite rester anonyme pour sa propre sécurité. « Beaucoup de mes amis et collègues sont en prison : il est devenu difficile de faire de la recherche, et personne n’ose vraiment s’exprimer contre ces projets et le gouvernement, sous peine de disparaître », dit-elle.

À Midelt, une centrale électrique produisant de l’hydrogène « vert » à partir de l’énergie solaire, verra bientôt le jour, Noor II. Le groupe public français EDF et un consortium d’entreprises locales investiront 700 millions d’euros dans cette centrale de 800 mégawatts. Mais ce n’est qu’une centrale parmi de nombreuses autres installations dans toute la région : d’autres centrales comme Noor I, à Ouarzazate, sont déjà en service à quelques centaines de kilomètres de là. Construite à partir de 2016 avec des fonds allemands et européens, la plus grande installation solaire du monde a coûté 2,6 milliards d’euros et fournit 580 mégawatts d’électricité.

L’urbanisation de 2 500 hectares n’est toutefois pas restée sans conséquences. Les technologies photovoltaïques sont gourmandes en eau et menacent les cultures locales. « Là-bas, des villages entiers se sont mis en grève de la soif en signe de protestation. Nos régions sont déjà semi-arides, elles souffrent de la sécheresse et du réchauffement climatique, et ces projets énergétiques doivent leur prendre le peu d’eau qu’elles ont », critique Amal.

Colonialisme vert

« Ces projets ont un impact sur les communautés locales et leur culture. En empiétant sur les zones agricoles et pastorales, ils privent de nombreuses personnes de leurs moyens de subsistance, notamment les femmes, dont beaucoup travaillent la terre », explique Amal. Que ces projets soient destinés à l’exportation vers l’UE ou non, qu’il s’agisse d’énergies renouvelables ou fossiles, « au final, rien ne change pour les gens qui se voient dépossédés de leurs terres et qui ne voient que des barrières et de l’oppression », dit-elle.

Pour Imen Louati, responsable de programme à la Fondation Rosa Luxemburg à Tunis, c’est « une pensée purement coloniale ». « Les promoteurs européens considèrent ces zones comme étant un simple désert de sable, alors que des communautés entières y vivent avec une culture propre. », ajoute-t-elle.

C’est pourquoi de nombreux experts, militants et associations dénoncent le colonialisme vert que pratiquerait l’UE à travers des accords bilatéraux avec des régimes autoritaires dans des pays en développement comme le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et l’Égypte. « Après le pétrole ou les minerais, l’Europe fait maintenant main basse sur les ressources renouvelables dans la région nord-africaine », critique-t-elle.

« Nous continuerons ainsi à dépendre des brevets des entreprises transnationales et des capitaux étrangers, ce qui entravera les transitions énergétiques locales ». Car si l’Europe doit centupler la production d’énergie verte au Maghreb pour importer tout cet hydrogène, quelle place restera-t-il aux projets locaux ? « La quantité de panneaux solaires, d’espace et d’eau pour ces projets sont juste fous, c’est totalement irréaliste » s’étrangle Pascoe Sabido, chargé de campagne au Corporate Europe Observatory.

La ruée vers l’or vert fait donc régner l’absurde. Au Maroc, ce sont les citoyens qui financent les partenariats publics-privés avec leurs impôts : l’État se porte garant pour toutes pertes financières encourues par des entreprises étrangères dans des projets échoués. C’est le cas avec le mégalomaniaque Desertec, abandonné en 2014 face aux protestations locales : l’État paye chaque année une somme conséquente en dinars.

Autre absurdité : pour pouvoir exporter massivement tout son hydrogène produit à base de gaz naturel, l’Égypte… s’est remise à consommer du charbon ! « Pour décarboner l’économie européenne, l’Égypte va donc massivement s’auto-polluer », s’indigne le chercheur.

Derrière ces déséquilibres se cachent selon lui des rapports de pouvoir néocoloniaux. Sur ordre des gouvernements et entreprises occidentales, des lobbyistes des agences de développement infiltrent chaque échelon des administrations locales. « Encore une fois, ce sont eux qui ont l’argent et le pouvoir, et nous ne sommes pas en position de refuser quoi que ce soit », critique Amal, qui décrit le fonctionnement des lobbys et de leur idéologie comme un « cancer » qui se répandrait dans les sociétés nord-africaines.

Les lobbys dans le viseur

Alors que 99% de l’hydrogène est aujourd’hui produit à base de gaz naturel, les industriels seraient en train de se recycler via le greenwashing. « Les grandes entreprises ont financé des groupes sur le terrain, des associations d’entreprises et d’autres, pour faire croire que la société civile soutient l’extraction du gaz, même si nous avons vu ce qui arrive aux populations : le gaz ne reste pas dans le pays, l’argent ne reste pas dans le pays, mais les dommages environnementaux et sociaux restent, eux », critique-t-il.

« Les producteurs, comme Shell ou BP sont très intéressés par l’hydrogène, car cela signifie que nous allons continuer à utiliser le gaz à court terme. Ils vont pouvoir continuer à faire des profits avec leurs infrastructures gazières. Et les compagnies de gazoducs sont également enthousiastes », critique Sabido.

« D’une certaine manière, l’hydrogène est une couverture très pratique qui permet à tout le monde de continuer à faire des affaires comme avant, de continuer à gagner de l’argent avec leurs produits principaux, à savoir les combustibles fossiles, mais en se présentant comme des gens incroyablement propres et incroyablement verts ».

Dans ce nouveau Scramble for Africa, la Commission européenne joue un rôle important, afin de relancer l’économie européenne. « À aucun moment, il n’est question d’alternatives pour réduire la consommation des Européens. Ils veulent se donner bonne conscience avec leur tournant énergétique, mais cela se fait au détriment des autres », critique Imen Louati. Les institutions européennes elles-mêmes sont dominées par les lobbys des industriels.

« Avant, ils lobbyaient massivement pour que le gaz naturel soit vu comme une énergie de transition. Maintenant c‘est l’hydrogène, explique Sabido. Plutôt que d’avoir une vraie discussion démocratique sur l’avenir de l’énergie, l’UE va créer de toutes pièces un marché de l’hydrogène, dont personne n’a vraiment besoin, juste pour faire concurrence à la Chine et aux États-Unis ».

Face au pouvoir exorbitant des chancelleries et multinationales européennes, les résistances se montrent en plein jour. Notamment en Tunisie, où une large coalition s’est formée contre la privatisation de l’énergie. « Avant, l’électricité était nationalisée. Maintenant, des entreprises privées veulent tout acheter pour faire des profits, y compris en investissant dans l’hydrogène », rapporte Elyes Ben Ammar, syndicaliste membre de l’UGTT, la puissante Union Générale des Travailleurs Tunisiens. Car si les investissements étrangers se cachent sous la belle intention du développement local, il s’agit surtout de tirer profit de « l’endettement colossal » pour démembrer la souveraineté des économies locales, selon lui.

Pas si différent, là encore, des années d’avant-guerre. L’Empire ottoman exsangue s’était tant endetté auprès des puissances européennes qu’elles l’avaient mis sous perfusion, prenant même le contrôle de ses décisions politiques via un consortium. À l’époque, c’était (entre autres) pour prendre possession des réserves pétrolifères d’Irak et de Syrie.

Maintenant, la transition énergétique européenne finance la désertification d’Afrique du Nord et la répression opérée par ses dictatures. Comme quoi : au sud, rien de nouveau.

Un reportage de Philippe Pernot pour Mouais

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Image : https://www.masen.ma/sites/default/files/inline-images/noor-midelt-maroc.jpeg