Notre correspondant s’est rendu plusieurs jours dans un village pas comme les autres, au cœur de la Cisjordanie occupée. Démocratie directe, agroécologie, économie locale et solidaire : rencontre avec le maire de ce village résistant aux colons et au néolibéralisme.
Du thé noir sucré à la sauge sauvage, du fromage frais local, une huile d’olive à tomber, du thym frais, un pain chaud moelleux fait maison, le tout accompagné de son trio de tomates, concombres et olives… Mes souvenirs du village Palestinien de Farkha sont indissociables du goût de ces petits-déjeuners partagés le matin, de ces condiments servis le soir lors de la rupture du jeûne. S’y mêle l’image des douces collines aux terrasses parsemées d’oliviers dansant dans une brise printanière, ce paysage si caractéristique du nord de la Cisjordanie occupée. Un sentiment d’enracinement, de fierté, d’une vie méditative centrée autour de la résistance.
« Nous sommes un peuple de paix, pas de violence. On vit dans nos champs, et tout ce que nous voulons, c’est cultiver nos terres ». Je me souviendrai toujours des mots de Mostafa Hamad, le jeune « maire » du village, alors qu’on se promenait sous les oliviers communaux. Son visage sincère tanné par le soleil ardent de Palestine, ses vêtements toujours tâchés de peinture et de terre, ses yeux vifs et souriants, son parler direct avec l’accent du pays… Le trentenaire n’est pas un politicien, mais un fermier, un activiste, un idéaliste qui en a déjà trop vu. Athée, communiste, il ne parle qu’arabe mais se targue de liens solides avec les camarades internationalistes en Europe, qui viennent chaque été depuis trente ans pour le festival paysan. « Lors du dernier festival, des colons sont venus prendre nos terres. Avec 150 camarades, on a réussi à les chasser », raconte-t-il avec fierté.
C’est que le petit village de Farkha, 1 800 habitants, est devenu une flamme ardente socialiste dans une Palestine ravagée par l’occupation israélienne, les colonies et le néolibéralisme de l’Autorité Palestinienne. « On est le premier écovillage du pays depuis 2019, grâce à notre coopérative oléicole, notre éco-ferme communale, notre coopérative des femmes, nos jardins urbains… On est devenus autosuffisants et autogestionnaires », explique Mostafa autour d’un feu de camp en bas de la maison familiale. « Chaque habitant s’aide lui-même et les autres, on ne dépend plus des Israéliens ni du gouvernement palestinien. Même la police est partie il y a trois ans, car on gérait tous les problèmes nous-mêmes et qu’ils n’avaient plus rien à faire » ajoute-t-il, amusé.
Économie de la résistance et démocratie directe
Plantés sur 4 hectares, 10 000 oliviers communaux produisent une huile certifiée biologique et Fairtrade, exportée vers des boutiques solidaires à l’étranger. Elle permet de financer les autres projets municipaux, comme la ferme de panneaux solaires qui alimentent un tiers des foyers et toutes les installations de la commune. L’éco-ferme « Qamar al-Ard » (« Lune de la terre ») regorge de fruits et légumes locaux, bio eux-aussi. « C’est une expérimentation, et la transition n’était pas facile. Beaucoup d’agriculteurs étaient sceptiques au début, mais on veut montrer l’exemple », explique Mostafa. Son père Baker, maire avant lui, avait sillonné l’Europe et le monde à la rencontre d’autres écovillages et éco-fermes pour apprendre les méthodes de production naturelles.
« Fellah » désigne le paysan qui cultive un lopin de terre pour sa famille, mais par extension, la tradition agricole palestinienne – et une identité paysanne enracinée et résistante. À Farkha, on baigne en plein dedans : quasiment chaque famille a sa propre « mazraa manzaliyé » (ferme domestique ou jardin urbain), parfois avec des chèvres ou des moutons. « Nous pratiquons ainsi l’iqtisad al-muqawama (économie de la résistance), qui nous permet de boycotter toutes les autorités coloniales et les bailleurs de fonds internationaux », explique le maire.
La politique locale est tout aussi collective et horizontale : le conseil municipal est doublé de comités dédiés aux différentes facettes de la vie quotidienne. Chaque habitant de Farkha est membre d’un moins un comité, qui se réunissent chaque semaine. Et tous les vendredis, ils participent à une journée de travaux collectifs : récoltes, rénovations, constructions… « En ce moment, on répare les maisons abandonnées du vieux village de l’époque ottomane. Le but c’est d’y déménager la mairie, d’y installer une maison d’hôtes, une presse d’huile d’olive… » s’enthousiasme Mostafa. Les murs du village sont ornés de graffitis de la faucille et le marteau, mais aussi du drapeau kurde ou catalan, avec des slogans internationalistes.
« Même si je suis maire, je ne prends aucune décision sans l’approbation des habitants, ma fonction est surtout symbolique. En vérité, les gens s’administrent tous seuls ». L’inspiration pour ce modèle politique vient des années 50. À l’époque, le Front Populaire pour la Libération de la Palestine (FPLP, communiste-nationaliste) et le Parti Populaire de Palestine (communiste-internationaliste) règnent en maître dans la région de Selfit, la grande ville voisine. « On l’appelait ‘petite Moscou’ », s’amuse Mostafa. « Aujourd’hui encore, des gens s’appellent Lénine ou Guevara, même s’ils ne sont plus communistes ». Farkha a conservé son ancrage, même si une grande partie des habitants soutient aussi le Fatah de Mahmoud Abbas ou d’autres partis. « L’idée, c’est de prendre notre propre destin en mains », explique-t-il. Musulmans ou athées, politisés ou pas, de gauche ou pas : les habitants partagent en commun l’identité paysanne et solidaire du village.
Contre la corruption et le collaborationnisme de l’Autorité Palestinienne, crée lors des Accords d’Oslo en 1993 et dirigée par Mahmoud Abbas, Farkha oppose un idéal politique utopique. « Nous n’avons aucune haine envers le peuple juif et ne comprenons pas la leur. Nous rêvons d’un état démocratique laïc, partagé, avec les mêmes droits pour tous », affirme le maire – tout comme la totalité des Palestiniens rencontrés lors de mon séjour d’un mois. Pour lui, l’attaque du Hamas est le résultat logique du siège israélien total de 17 ans sur Gaza. « Je ne voterais jamais pour eux et ne crois pas en leur projet politique. Mais aujourd’hui, ce sont les seuls qui se battent encore, et une explosion était devenue inévitable ». Impossible, ici, de parler du 7 octobre sans aborder les 76 longues années écoulées depuis la Nakba de 1948 : L’occupation israélienne, les massacres, l’apartheid, et la colonisation soutenue par l’État.
Résister à l’expansion coloniale
Une menace palpable plane sur les collines d’oliviers de Farkha. Elle devient visible quand Mostafa et moi montons sur le toit d’une maison du vieux village, perchée en hauteur. Il me faut quelques secondes pour comprendre ce que voient mes yeux. À l’horizon, la mer Méditerranée scintille d’argent et d’azur. Peu avant, les gratte-ciels et la pollution de Tel Aviv, métropole coloniale. Puis, à quelques kilomètres de nous, une masse grise : les usines d’Ar’iel, la 4e plus grande colonie israélienne, désignée comme « capitale de la Samarie » par Benjamin Netanyahu. Industries, aires résidentielles s’étendent sur 15 000 km2 de terres confisquées aux Palestiniens depuis 1978. Et le monstre de béton continue de s’étendre. « On a perdu l’accès à 1200 dunums [1,2 hectares] et un millier d’oliviers, cela représente une perte de 135 000 shekels [35 000€] par an juste en huile d’olive », se désole Mostafa. « Mais le problème n’est pas tant l’argent : c’est notre culture qui est sous assaut. Je préfère qu’ils me tuent plutôt que ce qu’ils abattent un seul de mes arbres », dit-il.
La tactique des colons est bien rodée. D’abord, un berger vient avec son troupeau à un point d’eau ou sur une colline, chasser les Palestiniens aux alentours. Il installe une cabane ou un avant-poste, le connecte à une route, à l’eau. Puis, la cabane devient maison, village, ville. « Ils veulent toute la terre, ils pensent qu’elle leur appartient depuis des millénaires », soupire-t-il. « Doucement, ils grignotent nos terres, se rapprochent du village. Il n’y a plus qu’une seule colline entre eux et nous », soupire-t-il. Nous partons à la rencontre de Bassem Rizkallah, un agriculteur dont la ferme, au creux d’une vallée, est entouré par les colons – qui le harcèlent. « La dernière fois, mes caméras de sécurité ont filmé comment ils ont volé deux vaches », témoigne-t-il. À l’entrée de sa ferme, une plaque en marbre commémore un « martyr » tué par l’armée israélienne dans les années 2000.
« Il y a eu plusieurs morts ici pendant les deux intifada. Depuis, l’Autorité Palestinienne nous a confisqué nos armes et tout moyen de résister, c’est la deuxième force occupante qui collabore avec Israël », lance un Mostafa écœuré. « Maintenant, tout ce que nous pouvons faire, c’est nous interposer et espérer qu’ils ne nous tirent pas dessus ». C’est que, après le 7 octobre, le gouvernement d’extrême-droite de Benjamin Netanyahou, dominé par deux ministres colons (Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir) a distribué des milliers de fusils d’assaut aux colons, qui se sont constitués en milices – portant même l’uniforme de l’armée. « Nous ne savons plus si ce sont des soldats ou des colons qui nous attaquent. Bon, cela ne fait plus vraiment de différence, puisque l’armée et la police participent maintenant activement à leurs côtés », se désole le jeune maire.
Depuis le 7 octobre, la situation est passée de mauvaise à catastrophique. « Ils ont fermé toutes les routes, pris possession des collines, leur agressivité s’est débridée. En réaction, on a ouvert de nouvelles routes, désenclavé des fermes, construit de nouveaux canaux d’irrigation et des câbles électriques pour soutenir les paysans sous attaque », explique Mostafa. En Cisjordanie, l’écrasante majorité des terres agricoles se situent en « Zone C », sous contrôle militaire israélien. Interdit d’y construire la moindre structure sans permis préalable – impossible à obtenir. Chaque maison, chaque bâtiment de ferme, chaque puit et chaque serre est menacée de destruction par l’armée et les colons. Aucune aide ne viendra de la police palestinienne, qui collabore avec les autorités sécuritaires de l’occupation « Alors, il faut s’aider nous-mêmes », soupire-t-il.
Une lutte désespérée pour rester sur les terres ancestrales : voilà le nouveau visage de la résistance palestinienne, réduite à la passivité depuis les Accords d’Oslo de 1993. Seuls les camps de réfugiés des grandes villes – Naplouse, Tulkarem et Jénine – pratiquent encore la lutte armée. Sur le reste du territoire, c’est le « soumoud » qui domine – un mot qui désigne la constance, la fermeté, la dignité, bien plus que la résilience. Au milieu de la morosité ambiante, des éclats de joie réchauffent néanmoins les cœurs. Les sorties entre amis, les repas en famille, la douceur de la brise qui fait danser les oliviers, le chant du coq… et le sentiment d’être à sa place, enraciné dans la terre des ancêtres, du bon côté de l’histoire – celle de l’humanité.