Un festival à taille humaine et engagé dans les luttes de gauche, créé il y a sept ans par une bande de huit potes (surtout des filles), qui s’affiche féministe, anticapitaliste, LGBTiste et écologiste ? Et qui a l’ambition de présenter de nouveaux talents tout en offrant un cadre safe ? Ce festival existe, c’est le Château Sonic ! Par Bob
Vision d’horreur. Alors que nous sortons des montagnes, ayant chevauché une dizaine de cols alpins, sans éléphants mais accompagnés par moult cyclistes moulés dans des combinaisons anti-frottements incroyablement seyantes, à travers Hautes-Alpes, Savoie et Haute-Savoie, nous voici en bordure du Lac Léman. Enfin, on ne peut pas vraiment accéder au littoral car tout y est privatisé, fermé, encastré, clôturé, artificialisé, urbanisé et surpeuplé en ce week-end du 15 août (seulement 3% de ses côtes sont encore sauvages). Notre périple champêtre et inhabité entre roches, ciel et glaciers s’achève donc sur les rives apprivoisées par une colonie capitaliste qui a infesté chaque parcelle de rivage, proposant ses campings, hôtels, centres nautiques et… un accès à l’eau à grand renfort de panneaux publicitaires et d’images touristiques sur Evian ou Thonon-les-Bains. Ce lieu magique, surplombé au nord par l’élégant et imposant Mont Tendre, est devenu laid, gras, asphyxiant même, pas vraiment l’endroit idéal pour du camping sauvage. Trouver une clairière paisible à proximité pour y passer la nuit se révèle autant corsé que chercher une idée humaniste dans un discours de Ciotti.
Notre destination est à quinze kilomètres de là, mais nous sommes arrivés la veille de la fête. Nous bivouaquons donc à l’orée d’une petite forêt voisine et rafraîchissante tout en nous laissant aller à des accès de misanthropie à l’égard des 400 000 consommateurs annuels qui visitent le presque plus grand lac d’Europe, débarquant en diarrhées emmaillotées fluo et tatouages narcissiques. J’en profite pour finir de dévorer « Le club des punks contre l’apocalypse zombie » de Karim Berrouka (Ed. J’ai Lu 2017) qui me protège peut-être d’une contagion décérébrée célébrant l’amoncellement des corps.
Vendredi 14 heures. L’heure de se pointer au château d’Avully ; nous sommes tout guillerets Steph et moi, j’ai même quelques envies de couper les burnes de Darmanin à la machette et les faire bouffer à Morandini, mais je ne possède qu’un petit Opinel rose, avec lequel je pourrais néanmoins sectionner les tétons de Bernard Arnault en temps voulu. Nous avons bien pris notre Ecocup, comme sollicité par les organisateurs afin de limiter la production de plastique, nous installons notre camp face à une prairie surplombée par le Mont Forchat, tout en répondant aux multiples sourires croisés, et pénétrons enfin dans les jardins du château médiéval du XIVème siècle proche du village de Brenthonne, non loin de la frontière suisse, qui accueille cet événement engagé à la programmation pointue nous a-t-on dit.
Ecofestival safe
Entre Genève et Thonon-les-Bains, se dresse depuis sept ans le festival Château Sonic qui accueille chaque saison près d’une trentaine de groupes et artistes, environ 200 bénévoles et 3 000 participants. Créé en 2016 par l’association Culturoscope, le festival aspire à proposer un espace ouvert à tous et sécurisé, avec stands de prévention, une « Safe Zone » et des brigades anti-relous. Depuis le début, les organisatrices privilégient les initiatives féministes et s’engagent pour la parité dans leur programmation. Leur ambition est d’atteindre un futur pas si lointain où la représentativité des genres ne sera plus un sujet de préoccupation.
Notre premier constat est que les festivalières sont les plus nombreuses, et que la parité est effectivement de mise chez les artistes. Le deuxième est que l’ambiance est résolument punk, contestataire et anarchisante. Messages politiques adressés par les stands, tracts et affiches disposés au bar et collés dans les urinoirs, prises de positions sur scène des artistes contre le monde libéral : ça sent bon le jeune écoterroriste intellectuel islamogauchiste.
L’équipe derrière le festival se passionne à défricher afin de proposer des expérimentations musicales singulières tout en transmettant un idéal de valeurs humanistes et universalistes. Le nom du festival est un hommage au groupe de rock avant-gardiste new-yorkais Sonic Youth, les musiques indépendantes et émergentes sont donc à l’honneur et à découvrir sur trois scènes excellemment sonorisées (Mur du Son, Knight Club, petite scène des jardins), et une scène de plaisirs honteux bien nommée « Désenchantée ». Hyperpop, garage-fuzz, punk-DIY, post-punk, pop-poético-politique, groove-disco-funk, house et techno old-school, drill-trap, pop cosmique, grooves afrobeats, pop rétrofuturiste, pop onirique, pop britannique, pop-queer, UK-garage, Ghetto-house, folk, electronica synthwave… au Château Sonic on n’aime pas les cases, alors on en invente parfois, car les propositions sont résolument alternatives.
Les associations Paillettes d’amour (maquillage) et la Frite (atelier d’initiation à la musique assistée par ordinateur) animent les journées, tout comme la Ruée vers l’encre et l’Atelier Re-née (assos de sérigraphies), tandis que La Chariotte de loupiotte donne vie à des marionnettes et que la radio associative Freydefond, issue d’amoureux de la bande FM et également à l’origine d’un autre festival, interviewe en live les artistes du week-end.
Nous commençons à échanger avec le stand de La Mêlée, nouvelle association féministe au pays du Mont Blanc qui lutte contre les violences faites aux femmes, enfonce le clou de l’anti-patriarcat et de l’anti-capitalisme, se revendiquant anarchiste, alors que nombre d’hommes dégenrés et un public homosexuel assumé commandent leurs premières bières produites par un brasseur local. Un vent frais libertaire souffle sur le site, « pas d’homophobie, de sexisme ou de grossophobie » annonçait le site du festival, ici les discriminations sont proscrites et un minimum de décence est exigée. « Château Sonic est un micro-festival local, engagé pour une société plus juste et équitable ». De fait, la tarification est raisonnée, des partenaires locaux sont sollicités, une inclusion des personnes en situation de handicap est promise et le souci de l’environnement une donnée inflexible. Les festivaliers sont prévenus, s’ils viennent c’est qu’ils acceptent le contrat, d’autant qu’ils débarquent souvent de loin : 60% sont du coin, 32% viennent du reste de la France et 8% d’Europe.
Revanche sur l’Histoire
L’édifice de pierre classé monument historique, qui abritait autrefois une riche famille seigneuriale d’Avully, offre un décor anachronique aux recherches musicales résonnant sur le donjon et se perdant dans les douves. Construit sur le site d’une grande villa romaine, on imagine que de nobles familles d’extraction chevaleresque savoyarde y ont vécu de l’exploitation de générations de vassaux, esclaves paysans qui se seraient finalement armés de faucilles pour éviscérer les derniers membres d’une dynastie sûrement consanguine. Dans mon bouquin « Le club de punk », un tel monument aurait constitué un parfait abri anti-zombies : des entrées facilement sécurisables, des meurtrières pour s’amuser à l’arbalète et des remparts impossible à escalader. Au centre du site, le château fixe l’attention des festivaliers tandis que des lasers forment sur ses remparts des formes géométriquement ondulantes et que le show light se poursuit sur les grands arbres qui l’ombragent.
Alors que le gérant du château d’Avully leur demandait il y a sept ans d’organiser un festival médiéval, avec jongleurs et autres cracheurs de feu, les membres de Culturoscope ont préféré orienter le projet vers un concept plus aventureux. Elles sortaient tout juste de leurs études et cherchaient à développer une action qui ait du sens. Il fallait des sponsors ou des donateurs (appelés mécènes), toutes les PME de la région ont été harcelées pour réunir l’argent d’une première édition. Les soutiens d’élus locaux, comme le maire de Brenthonne et ses adjoints, ont permis de lancer cette expérience qui se cherchait encore, entre musique et théâtre, performances gratuites en journée et concerts payants en soirée.
Une exploration qui a permis d’affiner une proposition musicale (du neuf, de l’original, du déboîtant) et un cadre politique : « un festival à taille humaine, socialement et écologiquement responsable, accessible au plus grand nombre, où il n’y a pas que des DJ sets mais aussi beaucoup de musique live, et où on se sent bien » résumait l’une des organisatrices. Un festival intimiste, bienveillant, qui cherche à promouvoir un modèle économique et social durable.
Découvertes et ambiances contestataires
L’association Culturoscope, via son festival, sert donc de tremplin à de nouvelles générations de musiciens. Au micro de Freydefond, l’un des membres bénévoles explique qu’il est normal de ne connaître aucun nom parmi les groupes affichés, lui-même souhaitant être surpris par la programmation de ses collègues. Et les surprises, pour nous festivaliers, sont bondissantes, jonchées de rencontres humaines et musicales. Le genre de découverte qui te décolle de la pelouse sur laquelle tu t’es affaissé, provoquant une ondulation dans ton corps, puis un sautillement, et t’arrache finalement du larynx des déflagrations beuglantes de joie pure ; souriant niaisement, t’es soudainement aussi heureux qu’un membre du MEDEF sous amphétamines qui a réussi son plan de sauvegarde de l’emploi, satisfait du dialogue social instauré.
Tel le groupe Belvoir, pop expérimentale revendicatrice et accusatrice (clairement mon énorme énorme coup de cœur du week-end), dont les deux chanteurs déclament des discours politiques acérés sur des compositions électro-industrielles, évoluant entre pamphlet et poésie, comme pour foudroyer dirigeants et financiers, décideurs et importants, d’une colère ainsi transcendée. Je serre fort mon Opinel rose lors de l’hommage à Nahel, et à chaque saillie sur le capitalisme destructeur, j’imagine mon canif rougeoyer lors des appels à la rébellion (« Où sont les incendies ? », « Faut-il jeter des pavés ? ») et à la désobéissance civile. Le show marque le cœur et l’esprit, on en sort dégoulinant de sueur exutoire.
D’autres groupes étaient cependant plus rafraîchissants, tel le 60s Yalisko et ses riffs sunny-surf-rock, ou les filles de Barbait écorchant leur garage-rock graisseux, post-punk-indie engageant au pogo. Les accents punks « ritamitsoukesques » de Ditter, imprévisibles et à l’énergie contagieuse, et surtout le queer-pop-rock de Mady Street jouent quant à elleux la partition de la liberté sexuelle. Mady nous expliquant en chanson que c’est quand même cool pour un gay d’être versatile (« I’m a switch bitch ! ») et que « Shrek is a lesbian, parce que pourquoi pas ? », tout en s’amusant du panneau Pernod-Ricard suspendu sur scène derrière elle, une concession contrainte de la lauréate du concours Ricard France Live Music.
Du psychédélico-kurde avec Bensüre, du UK-garage-ghetto-house avec Kaba & Hyas, du gros rock-hip-hop-heavy-drone, d’autres couleurs techno-transe-disco-swana-shaabi-bass-break-acid-afrobeat-reggaeton-groovy des dj-sets, essentiellement féminins, et l’hypnotique cold-wave régressive de Orphia aux manettes de ses synthétiseurs analogiques, ressuscitant un univers 80s cold synthétique (que j’écoute en boucle depuis). On se laisse béatement dériver au gré des atmosphères tout en lâchant prise sur un no-future décidément bien engagé.
Comme l’avenir est cramé, pourquoi ne pas danser ? Et pourquoi se priverait-elle d’embrasser son amoureuse en public ? D’ordinaire, elle guette les regards piquants. Pourquoi s’abstiendrait-il de porter une jupe, d’ordinaire il n’ose pas affronter les brocardeurs. Pourquoi ne pas jouer nu au frisbee, porter les fringues de sa copine, s’allonger sous la pluie, giguer avec l’artiste qu’on a kiffé, s’élancer sur la rampe de skate sans notion d’équilibre, jouer de l’électro avec une dizaine d’autres amateurs, lire un bouquin sur les zombies ou partager nos rêves anti-autoritaires, contestataires et libertaires ?
Il paraît que les zombies se bâfrent surtout de cervelles vides, les chrétiens de droite seraient donc bouffés les premiers, parce qu’ils sont moins armés que les flics, consommés ensuite. Membres du gouvernements, pseudo-capitaines d’industries, rentiers et nobles assistés, traders, banquiers, agents immobiliers, médiacrates, rousseliens, ni-de-droite-ni-de-gauches, survivalistes attardés, racistes patentés et homophobes frustrés… nous serions les derniers à y passer, bien à l’abri dans le château d’Avully où, pendant l’apocalypse, nous continuerions évidemment de danser.