Parce qu’il est devenu l’égérie d’une communauté hétéroclite de néo-écolos, parce qu’il a réussi à inscrire l’idée dans l’imaginaire collectif de ces écolos qu’on pouvait prôner l’énergie nucléaire, ne pas sortir du capitalisme tout en se revendiquant « décroissant », et parce qu’il porte en lui un discours bien plus dangereux que ne le laisse apparaître son humour et son talent pour la vulgarisation, petit coup de griffe du chat noir de Mouais à Jean-Marc Jancovici, pas franchement un camarade de lutte écolo, mais plutôt un faux allié, voire un ennemi.
Par Edwin Malboeuf
En 2022, sa BD Le Monde sans fin a été le livre le plus vendu de l’année (500 000 exemplaires, malgré de nombreuses critiques du monde universitaire sur les erreurs et approximations qu’il comporte). Pour être honnête, on ne l’a pas lu. On n’a pas le temps de se farcir toutes les têtes de gondoles à succès, dont l’immense majorité concentre de sombres débiles auxquels nous n’avons pas la moindre seconde à consacrer. Mais Jean-Marc Jancovici, c’est différent. Lui est loin d’être bête, et c’est aussi pour cela qu’il peut se permettre une telle arrogance à l’oral dans ses très nombreuses prises de paroles publiques, médiatiques, professorales. Ingénieur issu des grands corps d’Etat, président d’un think tank influent (The Shift Project), patron d’un cabinet de conseil pour décarboner l’économie (Carbone 4), membre du Haut Conseil pour le climat. Il est concis, clair, s’exprime bien, source ses propos, ne dit pas tant de conneries que ça, pour quelqu’un qui s’investit autant dans le débat public, et se déclare même en faveur de la décroissance. Alors, où est le souci avec Janco, comme ses fanzouzes le surnomment ? Le problème avec Jancovici réside ailleurs. Mais cet ailleurs n’est pas annexe, il est au centre du combat écologiste, la substantifique moelle, le cœur du réacteur : l’idéologie. Pour nous ce n’est pas un gros mot. L’idéologie, c’est tout simplement défendre une vision du monde, et tout le monde le fait. Même Jean-Marc. Pour beaucoup, le monde se divise en deux catégories. D’un côté, les pragmatiques-raisonnables-scientifiques, et de l’autre les militants-idéologues-fanatiques-utopistes, parfois sympathiques, parfois dangereux. Chacun pense être du côté le plus probant, renvoyant l’adversaire à l’autre camp. Partons alors de l’idée que nous défendons tous une idéologie, et analysons celle de JMJ.
Pour débuter, il se situe avant toute chose dans une vision malthusienne (1) du monde : nous sommes trop nombreux. « Le premier point est de limiter dès que nous pouvons la croissance démographique. » (2) Or, on pourrait discuter la répartition plutôt que le volume, notamment afin de ne pas réduire la vie humaine à une source potentielle de pollution. Il oublie au passage que l’accroissement phénoménal de la population ce dernier siècle a été le fait de politiques natalistes, productivistes et guerrières. Mais la politique chez JMJ, nous le verrons plus tard, ça n’existe pas.
La politique, c’est physique
L’air de rien, malgré son apparente approche globale, la pensée de Jancovici est très simple, et même très simpliste. Pour lui, tout se résume aux flux physiques : l’économie, le progrès social et technologique, la marche du monde. Y’a de l’énergie, y’a de la thune, y’a plus d’énergie, y’a plus de thune. « Les faits physiques n’ont pas besoin d’être politisés » (3) dit-il. Quand il répète que « la décroissance, on ne va pas y échapper », c’est finalement par rationalité physique selon lui. C’est largement sous-estimer les fous furieux qui nous gouvernent, prêts à aller aux confins de l’univers chercher de nouvelles sources d’énergie, et surtout, prêts à ce que les trois quarts de l’humanité meurent pendant qu’ils seront bunkérisés dans les derniers endroits viables de la planète. Jancovici, qui n’est d’ailleurs pas un scientifique, il le dit lui-même, martèle un discours qui confère souvent au scientisme, idéologie selon laquelle tous les problèmes qui concernent l’humanité pourraient être réglés suivant le paradigme de la méthode scientifique : « Les lois de la physique et des mathématiques seront respectées de toute façon » (4) prévient JMJ. Bien évidemment que chacun connaît l’irréversibilité de la catastrophe en cours, la dérégulation climatique, ainsi que le réchauffement planétaire. Ce sur quoi sur nous pouvons avoir prise pour s’adapter, prévoir, éviter, c’est le politique, au sens premier du terme, c’est-à-dire l’organisation de la cité. Et c’est là où le bât blesse. Ce que Jean-Marc Jancovici ne comprend pas, c’est qu’aucune forme d’avancée écologiste ne sera possible tant que la bourgeoisie, dont il fait partie, sera aux commandes. D’ailleurs l’a-t-on déjà vu soutenir une quelconque lutte écolo ? Car ce n’est que par la lutte et l’organisation que le progrès social advient, que l’on construit des alternatives viables et non par la magie de l’invention machinique ou par la formation scientifique.
La Chine comme modèle ?
Pour lui, la démocratie est un obstacle, l’autoritarisme une solution. « Est-ce que, si on arrête d’être en démocratie pour être en dictature avec tout le monde qui mange à sa faim, c’est un effondrement ou pas ? », s’autoquestionne-t-il dans un entretien à Blast en octobre 2021. Ce qu’il ne comprend pas, c’est que nous ne sommes pas en démocratie, mais dans un régime autoritaire et que c’est justement pour cette raison que nous ne parvenons pas à résoudre les problèmes qui se posent. La Chine comme modèle à suivre ? « Il n’est pas exclu que la réponse soit oui », ose-t-il. Mais qui veut vivre dans un système de type chinois ? Si telle est la solution, on préfère passer l’arme à gauche. JMJ oublie également que toute dictature ne s’exprime pas à part égale contre l’ensemble de la population, malgré les présentations qui sont parfois faites de régimes totalitaires. Tout gouvernement fasciste a des alliés objectifs, à commencer notamment par les détenteurs de capitaux. Lesquels seront les premiers visés par une dictature verte qu’il semble appeler de ses vœux ? Ceux que la dictature aura désignés comme ennemis, et si le pouvoir demeure inchangé, ce sera donc les mêmes qu’aujourd’hui : les classes populaires, les opposants politiques, les minorités. Et c’est déjà le cas. Par exemple, la généralisation des zones à faibles émissions (ZFE) instaure une ségrégation urbaine à l’encontre des plus pauvres, souvent en possession des véhicules les plus émetteurs, et limite donc la liberté de se déplacer des prolos à l’intérieur même de leur environnement, le tout encadré par des potentielles amendes. La ZFE promeut aussi l’achat de voitures électriques, et entretient donc le capital, plutôt que de poser la question de l’existence même de la voiture. La mesure est-elle bonne pour le climat ? Peut-être, mais terriblement anti-sociale et autoritaire, donc antiécologique.
La décroissance n’est pas univoque
Venons-en également au principe de décroissance, défendu par Janco. Là encore, il ne parle que de physique. Pour lui, la décroissance « désigne les flux physiques qui structurent nos économies. (…) La décroissance, c’est la réduction de l’énergie. » (5) Comme le démontre l’économiste Timothée Parrique dans son dernier ouvrage Ralentir ou périr, la décroissance est une « réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique, planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être ». (6) Il définit aussi « la post-croissance comme une économie stationnaire en harmonie avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance. La décroissance est une transition, une sorte de grand régime de l’économie, avec toutes les transformations institutionnelles qui vont avec. Alors que la post-croissance est une destination : un modèle économique alternatif, non plus centré sur la poursuite d’une croissance exponentielle du PIB, des profits, et des revenus, mais plutôt motivé par la satisfaction de besoins concrets et la poursuite du bien-être ». C’est ici que se trouve la grande différence entre deux discours d’apparence semblables. D’un côté, une définition scientiste et négative, de l’autre, une définition scientifique et positive de la décroissance. JMJ parle en permanence de décroissance, mais dans le même temps, se fait grassement payer par les multinationales pour des conseils en décarbonation, soit du greenwashing à bas coût. « Parmi ses soutiens, pour un tiers du budget, EDF, Bouygues, Vinci, Veolia. Des sociétés qui, comme deux tiers du CAC 40, sont également les clientes de Carbone 4. » (7) Ce que Jancovici ne comprend pas, c’est que le moteur unique de ces entreprises n’est rien d’autre que la recherche de profit envers et contre tout, incompatible avec une société écologiste, fondée sur la sobriété, la convivialité, les limites et le respect des cycles naturels. Et que, s’il faut payer des Jancovici pour se repeindre de vert pour continuer le profit, allons bon. « JMJ assume clairement être pour le capitalisme, comme il le disait dans un live Facebook d’il y a quelques mois », lit-on dans un long portrait réalisé par Clément Jeanneau, qui bosse lui pour le groupe AXA (8). Le cabinet Carbone 4 œuvre à verdir le capitalisme, tandis que Jancovici prône par ailleurs la décroissance. À ce niveau de dissonance cognitive, il y a un gros problème. Se dire décroissant et capitaliste, c’est comme se dire prêtre et athée : ça n’a aucun sens. « L’idée selon laquelle c’est le système capitaliste uniquement qui entretient la prédation sur les ressources me semble simpliste » (9). Uniquement peut-être pas, essentiellement c’est évident. C’est en tout cas la cause première des maux actuels en matière écologiste. Selon lui, la seule alternative au capitalisme, comme souvent de manière assez navrante pour les penseurs à courte vue, se trouve être l’URSS, la Chine ou Cuba. En somme, les variantes du communisme autoritaire, qui ne sont évidemment pas souhaitables pour l’avenir. La seule issue possible reste donc le capitalisme qu’il nous faut réguler. On se demande qui sont les utopistes…
Nous nous sommes coltinés le gourou Pierre Rabhi pendant quelques années, qui, paix à son âme, ne nous emmerde plus avec son « insurrection des consciences ». Il faut maintenant se farcir Jancovici et sa bouillie nucléaro-faussement-décroissantiste-autoritaire. S’il lit un jour ces mots (nous lui avons par ailleurs envoyé un mail il y a deux mois pour l’interviewer, resté sans réponse), on peut nous aussi lui proposer une formation, puisque selon lui « 20 heures » sont nécessaires pour comprendre les enjeux liés au climat. On l’invite à lire Murray Bookchin, Ivan Illich, Jacques Ellul, Pierre Kropotkine, Elisée Reclus pour comprendre que l’écologie est sociale, anticapitaliste, techno-critique, démocrate, libertaire ou qu’elle n’est pas. Dès lors, Janco et nous ne sommes pas du même camp, comme dirait l’autre.
Notes :