« Les femmes se sont libérées elles-mêmes, elles ont combattu ensemble contre l’Etat Islamique, c’était une véritable révolution qui a pavé la voie pour une société égalitaire » Reportage à Raqqa sur les traces des Zenubiyas, ces conseils de femmes qui conjuguent aide aux victimes de violences genrées et éducation aux droits des femmes.
Raqqa est une ville balafrée et traumatisée. Derrière les devantures colorées et les foules qui se pressent dans les rues, des bâtiments éventrés témoignent de l’horreur de la guerre. Capitale officieuse de l’Etat Islamique de 2013 à 2017, ses habitants y vivaient sous le joug de la peur et de la violence. Mais sa libération par les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), une coalition de milices kurdes, arabes et chrétiennes soutenues par les Etats-Unis, n’a pas éradiqué l’islamisme violent, qui reste implantée dans de nombreuses têtes. C’est maintenant une guerre invisible qui fait rage : celle pour les mentalités. Sur ce front s’activent les Zenubiyas, des conseils de femmes qui conjuguent aide aux victimes de violences genrées et éducation aux droits des femmes.
Libération des femmes
« Nous combattons l’Etat Islamique sur le terrain de l’idéologie. Après 5 ans de souffrances, nous continuons de lutter contre les mentalités claniques et traditionnalistes de notre société », témoigne Nisreen Hassan, membre de l’Assemblée générale du conseil Zenubiya de Raqqa, nommée d’après la légendaire reine Zénobie de Palmyre. Elle se souvient des humiliations infligées par l’Etat Islamique aux femmes : vendues sur des marchés comme du bétail, offertes en cadeau à des princes du prétendu califat, tabassées sur la place publique puis en privé pour le moindre faux-pas, la fermeture des écoles et universités pour femmes, les viols, l’interdiction de sortir sans accompagnateur masculin… « Si je devais tout vous raconter, cela me prendrait trois jours », soupire-t-elle en sirotant un café à la cardamome.
Pendant l’été 2017, les bataillons de femmes des YPJ (unités de défense des femmes) kurdes ont grandement contribué à la libération de la ville, menées par des commandeures comme Rojda Felat. « Les femmes se sont libérées elles-mêmes, elles ont combattu ensemble contre l’Etat Islamique, c’était une véritable révolution qui a pavé la voie pour une société égalitaire », s’émeut Mme Hassan. Les conseils de femme Zenubiya ont été fondés l’an dernier sur le modèle en vigueur dans le reste du Nord-Est Syrien, gouvernée par une administration autonome décentralisée sur un mode de démocratie directe. Des « communes » (conseils de quartier) jusqu’aux plus hautes instances, il y a des conseils pour femmes en non-mixité, et la présidence de chaque organisation est partagée entre une femme et un homme.
Des lieux de justice
Le Rojava (désignant le kurdistan du sud, en kurmanji) est connu dans le monde entier pour sa gouvernance égalitaire entre les hommes et les femmes. Les bataillons féminins des YPJ incarnent la révolution des femmes sur les lignes de front. Á l’arrière, les Mala Jin (maisons de femmes en kurmanji) assurent la relève en offrant justice, refuge et éducation. Á 200km de Raqqa, c’est à Qamishlo que la première Mala Jin a été ouverte dès 2011. « Aux premiers jours de la révolution contre le régime syrien, nous avons senti qu’on pouvait prendre nos vies en main. Les forces armées de Bachar el-Assad nous ont attaquées, mais nous nous sommes barricadées dans cette maison et avons tenu bon grâce au pouvoir de notre volonté », se souvient Bahia Mourad, connue sous le nom de Cia Rodi (« mère de Rodi » en kurmanji), gérante de toutes les maisons de femmes dans la ville.
Nous y sommes accueillis dans un salon paré de plantes et de portraits de « shehids » (martyrs) du mouvement. Dans cette salle d’attente, nous rencontrons Watin* et son mari, Abdelnour*. Lui affirme être là pour se plaindre de sa femme, qui voudrait « tout contrôler » et ne serait « jamais satisfaite, même si je lui remplis les mains d’or ». Il décrie que son statut d’homme soit « tombé à zéro » depuis la révolution kurde et que « les femmes pensent pouvoir faire tout ce qu’elles veulent, maintenant ». Watin, elle, affirme qu’il la battait, lui interdisait de travailler, voulait contrôler son argent, et maintenant interdit à leurs filles d’étudier. « Il se base sur la Coran, mais je l’ai lu en entier, je n’y ai rien vu de tel », dit-elle. « S’il va au paradis, je préfère aller en enfer que de me retrouver avec lui pour l’éternité », exclame-t-elle avec un brin d’humour noir.
C’est sa quatrième visite à la Mala Jin, avec des résultats en mi-teinte : il a certes cessé de la frapper et de la contrôler, mais n’a pas renoncé à sa mentalité. « C’est un travail de longue haleine, et les hommes se victimisent pour ne pas perdre leurs privilèges », soupire Bahia Mourad. « Ils pensent qu’on veut contrôler les hommes, mais c’est faux, on veut que personne ne contrôle personne », ajoute-t-elle. Les 72 Mala Jin réparties dans tout le Nord-Est Syrien servent de premier lieu où se fait une justice de quartier, entre époux ou au sein des familles. Pour l’année 2021, celles de Qamishlo ont traité 1765 cas, dont 860 disputes maritales, 64 cas de violences conjugales, ou encore 116 cas de mariage sur mineurs.
Vers une « sciences des femmes »
Les plus graves peuvent être déférés à des tribunaux et à la police, qui sont entraînés à l’égalité homme-femme. Toutes les institutions de l’administration autonome doivent suivre des cours de jineolojî (« sciences des femmes et la vie » en kurmanji). C’est une science entière, née en 2008 des écrits d’Abdallah Öcalan, leader emprisonné du mouvement kurde, qui se développe à grande vitesse dans le Rojava. « Notre but est d’étudier le rôle des femmes dans l’histoire et de fonder une société où hommes et femmes peuvent vivre ensemble à égalité », explique Zilan, membre de l’Académie de Jineolojî et de l’Institut Andrea Wolf à Qamishlo, un lieu où se rencontrent des activistes et chercheurs du monde entier pour échanger leurs expériences avec leurs contreparties kurdes.
Cette idée est profondément enracinée dans le mouvement de libération kurde, entraîné par le PKK en Turquie et le PYD en Syrie, qui ont adopté l’idéologie du communalisme libertaire d’Abdallah Öcalan. « Dès les années 1980, les guérillas kurdes ont mis en place des structures autonomes pour femmes, avec l’idée qu’une société ne peut être libre que si les femmes y sont libres », explique Zilan.
C’est au Rojava que ses idées ont trouvé leur plus grand terrain d’expérimentation, dans le sillage de la révolution kurde contre le régime de Bashar el Assad et la création de l’administration autonome en 2014. Depuis lors, la jineolojî s’y est développée au sein de la faculté de jineolojî de l’Université du Rojava, dans des émissions de radio et de télévision, ainsi que de nombreux livres, brochures, et des chaînes de réseaux sociaux qui diffusent cette nouvelle science. Dans la même lancée, une « loi des femmes » a été votée en 2014, interdisant les mariages forcés, la polygamie, et le viol dans tout le territoire du Nord-Est Syrien.
Des avancées menacées par la guerre
« Tuer le mâle dominant » est l’un des concepts clés développés par les chercheuses. « Il ne s’agit pas de tuer les hommes mais de changer les mentalités patriarcales en eux », rigole Zilan. Avec des ateliers d’auto-critique, des cours d’histoire et une sensibilisation aux droits des femmes, les hommes sont encouragés à voire les femmes comme des partenaires égales, ni plus ni moins. « Mais on est encore malheureusement loin du compte, d’autant plus que la guerre entraîne des comportements violents et des situations de difficulté pour les femmes », soupire-t-elle.
La Turquie bombarde le Rojava quotidiennement, faisant une dizaine de morts depuis le début du mois d’août, et occupe deux villes à majorité kurde, Afrin et Sere Kanye (Ras el Ayn en arabe). L’Etat Turc est en guerre contre le mouvement de libération kurde depuis des décennies, et accuse l’administration autonome du Rojava d’être proche de son ennemi juré, le PKK. Une invasion à grande échelle est imminente, alors que le président Turc Recep Tayeb Erdogan cherche à établir une « zone de sécurité » entre la Turquie et la Syrie pour y établir des milliers de réfugiés syriens.
Nisreen Hassan, du conseil Zenubiya à Raqqa, tempête : « Le président turc incarne le patriarcat et cherche à nous priver de nos droits. Il n’y a qu’à observer les souffrances des femmes dans les zones occupées » par la Turquie et ses milices islamistes, l’Armée Nationale Syrienne, clame-t-elle. Elle craint de « grandes régressions » pour les femmes si la Turquie venait à occuper de plus larges pans du Rojava.
Un reportage Philippe Pernot pour Mouais
Article paru dans le Mouais #31, septembre 2022, en accès libre sur notre site mouais.org et ici-même mais soutenez-nous, abonnez-vous : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/paiements/abonnement-mouais