Par le travail de chercheurs, chercheuses et militant.e.s, les personnes en migration tuées sur la frontière franco-italienne, ou via la violence indirecte de celle-ci, ont désormais une pierre tombale. Devant le poste-frontière Saint-Ludovic, à quelques mètres de la mer Méditerranée, là où des milliers meurent également, un recensement nominatif, quand c’était possible, a été réalisé.
Par Edwin Malboeuf
Ce lundi 6 février 2023, une centaine de personnes s’est réunie devant le poste-frontière Saint-Ludovic de Menton au bord de mer, côté italien. Iels étaient présent.e.s pour rendre hommage aux 42 personnes en migration, tué.e.s sur ce passage frontalier. Collectifs, associations, activistes, étudiant.e.s, italiens et français, se sont retrouvé.e.s pour déposer fleurs, pierres tombales, photos et bougies sur l’herbe à quelques dizaines de mètres du bâtiment matérialisant la frontière. L’appel, organisé par le collectif « Commemor’action » était international et la date du 6 février n’a pas été choisie au hasard. Le 6 février 2014, « la police espagnole des frontières tuait au moins 15 personnes qui tentaient de traverser la frontière vers l’enclave espagnole de Ceuta. Aucune justice n’a encore été rendue aux victimes et à leurs familles », peut-on lire sur l’appel lancé sur les réseaux sociaux.
Côté français, rendez-vous était donné à la gare de Menton Garavan. A notre arrivée, on dénombre plus de policiers que de manifestants. « Le cortège d’environ 30 personnes vient de partir », entend-on à la radio policière. On plaisante sur l’escorte démesurée, mais les accoutrements militaires des flics font toujours leur effet, instaurant une tension absurde pour une simple marche vers la frontière. Dans le cortège, une étudiante de Sciences-Po Menton déplore le manque d’investissement local : « Ma première année, je n’ai pas vraiment compris ce qu’il se passait ici. Menton est très forte pour masquer cette réalité à la frontière. Il n’y a pas beaucoup d’organisations dans la ville qui s’occupent de cette question. Il est possible d’ignorer tout cela si l’on veut ». En effet, la plupart des personnes présentes viennent de Nice, de la Roya, et de Vintimille et alentours pour l’Italie.
Des fleurs, des pierres tombales et des noms
Lorsqu’on arrive au point de rendez-vous, chacun et chacune dépose fleurs et bougies près des photos et des pierres tombales dont un certain nombre affichent « NN », pour No Name (sans nom). Le décompte macabre débute en 2015, date de la fermeture de la frontière. Une militante de la Roya décrit le processus : « Nous avons informé certaines familles de l’action d’aujourd’hui, qui ont envoyé des messages de soutien ». Iels viennent de Guinée, Soudan, Erythrée, Sri Lanka, Nigeria, Irak, Iran, Afghanistan, Côte d’Ivoire, Sénégal, Gambie, décédé.e.s sur les rails du train, sur l’autoroute, par l’action policière. Ou d’autres comme Moussa Baldé, mort au Centre de rétention de Turin, « emmené après avoir été tabassé par des fachos de Vintimille. Une mort « indirecte » liée à la frontière. Les morts de la frontière ne sont pas dues qu’à la traversée », poursuit-elle.
« Des morts qui ne sont pas comptabilisés par les autorités », explique Suzel Prio, de l’association Roya citoyenne. Comment ramener les corps, les identifier ? C’est par le travail de chercheurs et chercheuses anthropologues et de militants que le recensement a été réalisé. « On a répondu à l’appel international de la Commemor’action fondé en 2020. C’est un collectif de familles et d’amies de personnes décédées en Méditerranée ou sur les frontières physique en Europe. On voulait faire quelque chose de décentralisé cette année, pour montrer le caractère systémique de ces morts. Ce n’est pas la première fois que l’on fait ça avec les pierres tombales. Peut-être la première fois avec la manif’ française » détaille un militant italien membre d’un collectif de Vintimille créé en 2015, dédié à l’aide aux personnes en migration. « C’est un peu triste, mais c’était important de visibiliser la question. On était en contact avec les chercheurs et chercheuses de Briançon notamment, qui font ce travail d’archivage. Puis, de manière très bateau, on est allé chercher tous les articles de la presse locale vintimillaise ou mentonnaise. »
La frontière s’étend sur 60 kilomètres
Dans le recensement, ont été incluses « les personnes mortes dans l’attente à Vintimille, d’overdose, ou sous un pont, par hypothermie. C’est aussi cela la violence de la frontière. Ces morts-là sont directement le fruit du système frontalier. Il faut savoir d’ailleurs que le déploiement policier de la frontière s’étend sur 60 kilomètres : 30 kilomètres côté français, jusqu’à Nice, et 30 kilomètres côté italien ».
« Les personnes qui se font repousser sont juste là-haut au pont, et peuvent voir ce qui se passe ce soir », dit-il en montrant un bâtiment ressemblant à une prison en haut de la colline.
Au micro se succèdent prises de parole, lecture de lettre de proches, pour finir sur la liste des 42 personnes et leur condition de décès : « Le 6 septembre 2016, un homme meurt en tombant du viaduc de l’autoroute à Sainte-Agnès. Le 21 octobre 2016, Ali Ahmad, d’environ 18 ans, né au Soudan, meurt renversé par une voiture sur l’autoroute. Le 22 novembre 2016, Kingsley Alimonu, d’environ 23 ans, né au Nigeria, meurt noyé dans le fleuve Roya à Vintimille… ». Ainsi s’écoule la liste. Pour ne pas oublier que les frontières tuent. Et que, leur seul crime commis était d’avoir un jour quitté son pays.