En 2004, un groupe d’anarchistes de la Palestine de 48, également connue sous le nom d’Israël, a fondé Anarchists against the Wall (« anarchistes contre le mur ») pour protester contre la construction du mur de séparation. 20 ans plus tard, le groupe n’existe plus, mais les anarchistes Israéliens continuent de manifester contre le génocide à Gaza. Entretien exclusif avec l’un de ses ex-membres.
Entretien avec Dan, ancien membre des Anarchists against the Wall (AAtW), sur le passé et le présent de l’anarchisme en temps de conflit.
Mouais : Comment as-tu rejoint l’AAtW, et comment était-ce à l’époque ?
Dan : Très jeune, j’ai compris que l’anarchisme m’intriguait en tant que théorie politique. C’était à la fin de la deuxième Intifada. En tant que jeune Israélien qui s’opposait à la guerre, en apprenant davantage sur ce que faisait Israël, j’ai cherché des formes plus radicales dans lesquelles je pourrais agir, et l’AAtW était la meilleure option.
L’AAtW est née d’un groupe appelé One Struggle [un groupe anarcho-vegan de type punk, en 2003]. Il a été créé presque par hasard… Lors d’une action directe, des militants ont ouvert une porte [du mur d’apartheid] et les soldats israéliens ont ouvert le feu à balles réelles [dans le village palestinien de Mas’ha, en décembre 2003]. Un homme [Gil Na’amati, un anarchiste israélien] a été touché et gravement blessé. Ca a fait grand bruit dans les médias, et les anarchistes ont dû trouver un nom pour les médias, et c’est ce nom qui a été choisi ce jour-là : Anarchists against the Wall (AAtW).
J’ai rejoint le groupe vers 2006-2007. Je me souviens de la première fois que j’ai rencontré les anarchistes, c’était l’une des premières fois que je suis allé à une manifestation en Cisjordanie contre la construction du mur d’apartheid. Il y avait un groupe d’anarchistes de Tel Aviv – j’ai décidé plus tard de m’y installer. Il y avait un endroit à Tel Aviv appelé Salon Mazal, c’était comme un magasin d’information où l’on pouvait rencontrer des gens, il y avait des livres, il y avait des manifestations et des choses comme ça. J’ai rejoint les anarchistes parce que c’était le [seul] groupe militant qui existait à l’époque. Bien qu’à l’AAtW, tout le monde n’était pas anarchiste, pas du tout. Il n’y avait pas d’arrière-plan théorique riche, c’était plus une question de pratiques et d’actions.
À l’époque, c’était une partie très importante de mon identité. Je me considérais comme faisant partie d’un mouvement anarchiste mondial. Il était plus facile de vivre pour pas cher à Tel Aviv, nous vivions tous avec de nombreux colocataires dans de grandes maisons – l’activisme de la vie – tout allait de pair. Ce n’était pas comme si tout était parfait, c’était plus comme quelque chose de global, notre style de vie. J’ai également été impliqué dans le “tourisme de l’émeute “. Je suis allé au G8, au 1er mai en Allemagne et en Turquie. J’ai également participé à d’autres luttes dans le monde. Il y avait toujours des groupes anarchistes à rencontrer.
M : À quel type d’activités participiez-vous ?
D : J’ai participé à des manifestations, à des actions directes – qui, rétrospectivement, étaient vraiment dangereuses – comme le fait d’aller avec des cutters très tôt le matin et d’essayer de couper les clôtures [du mur de séparation]. Ces actions directes ont été progressivement remplacées par la participation aux manifestations. L’AAtW n’aurait pas existé sans le mouvement de lutte populaire palestinienne, qui voulait que nous marchions avec elle. Je me sens très chanceux d’avoir été là à une époque où cette chose existait à une si grande échelle. Je me souviens qu’il y a eu des semaines où nous avons été invités à participer à cinq manifestations différentes.
À Bil’in [un village de Cisjordanie devenu le symbole de la résistance populaire], il était très fréquent que les meneurs des manifestations, au début, crient “les internationaux et les Israéliens à l’avant” ! Pourquoi à l’avant ? Parce que nos corps sont privilégiés et israéliens, donc les soldats pouvaient faire preuve de retenue et ne pas tirer autant. A l’époque, c’était un peu osé d’aller en Cisjordanie et de se montrer devant des soldats israéliens. Ils sont là pour protéger les Israéliens et vous utilisez votre privilège d’Israélien pour leur crier dessus en hébreu… Je me souviens de moments où les soldats étaient vraiment choqués par cela. Plus tard, ils s’y sont habitués, je ne suis pas sûr que cela fonctionnerait encore aujourd’hui.
Au début, il s’agissait d’un petit groupe d’activistes très endurcis, tout le monde était très endurant, durs. Puis, dans un deuxième temps, nous avons commencé à parler de l’importance d’impliquer davantage de personnes dans l’activisme. Quand on a commencé à s’ouvrir à plus de nouveaux-venus, je suis devenu responsable des nouveaux arrivants.
M : À quel degré de violence avez-vous été exposée ? Quelles étaient vos tactiques ?
D : Nous avons amené les gens à militer en les exposant progressivement à la violence. C’est très important, je l’ai vu de mes propres yeux. J’ai l’impression d’avoir été témoin de la radicalisation de nombreuses personnes en les exposant à la violence militaire et policière en Cisjordanie. L’apogée de ce militantisme a eu lieu lorsque nous avons pu amener des centaines d’Israéliens à des manifestations en Cisjordanie, pour qu’ils se joignent à la lutte palestinienne.
Il y a eu quelques incidents très difficiles. Par exemple, un camarade a été blessé à la tête par des balles en caoutchouc à Bil’in en 2006. J’étais également présent lorsque “Pheel” [Basem Abu Rahmah, un militant palestinien surnommé “Pheel”, ce qui signifie éléphant] a été assassiné à Bil’in en 2009. Il a été touché par cette bombe lacrymogène spéciale à haute vélocité qui ne lui a laissé aucune chance de vivre. C’était un militant très apprécié, il connaissait tout le monde, il était très gentil et on se souvient de lui. C’était assez traumatisant.
Il y avait aussi un militant américain appelé Tristen Anderson – il a d’ailleurs séjourné chez nous lors de sa visite avec son partenaire – qui a également été abattu par le même type de grenade lacrymogène. Je m’en souviens très bien car, cette année, j’ai passé beaucoup de temps à l’hôpital avec son partenaire et ses parents, et il ne s’est jamais remis de sa blessure. C’était assez dur.
J’ai également vécu un moment traumatisant lorsque ma compagne a été arrêtée lors d’une manifestation, elle était allemande, elle était donc censée être expulsée et nous avons dû aller au tribunal et la police secrète avait un dossier sur nous, c’était bizarre. Il y a eu des tas et des tas de blessures et de drames autour des arrestations. Mais il y avait aussi un sens de communauté fort qui nous faisait continuer.
M : Quels ont été certains des échecs du groupe ? Comment cela peut-il nous éclairer aujourd’hui en tant qu’anarchistes et militants pro-palestiniens ?
D : Nous n’étions pas très bien équipés pour traiter les questions relatives aux traumatismes. Beaucoup de gens ont quitté le groupe en pensant que c’était un groupe horrible, parce qu’en tant que collectif, nous n’avons pas suffisamment mis l’accent sur les questions de burn-out, de harcèlement sexuel ou de dynamiques de pouvoir. Les gens qui restent dans ce type d’activisme ont tendance à être assez difficiles… à faire taire les émotions… à être un peu durs… donc aussi, du point de vue du genre, il y avait des femmes et des hommes qui n’étaient pas intéressés par un quelconque type de conversation [sur le harcèlement, le machisme].
Les Palestiniens sont littéralement opprimés chaque jour par la domination et la violence israéliennes. Il y a un moment où l’idée même de traumatisme, pour les Palestiniens, est constante. Il était donc un peu gênant [pour nous] que l’accent soit mis sur nous. Mettre davantage l’accent sur la théorie, l’autocritique aurait peut-être pu nous aider, à l’époque.
Vers 2011, le groupe a changé, j’ai eu des problèmes personnels avec certains membres, on a commencé à se dissoudre. Cela s’est fait progressivement, il y a eu un certain nombre d’événements traumatisants après lesquels j’avais besoin d’une pause. À un moment donné, j’ai commencé à me demander pourquoi nous faisions tout cela. Fournissons-nous simplement à l’armée une sorte d’entraînement militaire – parce que les manifestations deviennent très prévisibles, semaine après semaine. Donc j’ai continué à participer aux manifestations, mais j’ai cessé d’assister aux réunions. L’AAtW a continué d’exister pendant un certain temps, jusqu’en 2012 peut-être.
M : Quelles ont été les réalisations du mouvement ?
D : Tout d’abord, le succès des Palestiniens, qui ont eu la gentillesse de nous accepter dans ce qui est essentiellement leur lutte. Nous nous sommes développés, côte à côte. Certains d’entre nous ont des liens très étroits avec des gens de Bil’in et de Nabi Saleh, des amitiés qui durent encore aujourd’hui.
Il y a eu le moment où, à Bil’in, après une longue période de manifestations hebdomadaires, la Cour suprême israélienne a ordonné à l’État de déplacer les barrières [du mur d’apartheid] – les Palestiniens ont donc récupéré une partie de leurs terres.
Mais il est très difficile de citer des réussites, parce qu’on voit progressivement comment les communautés palestiniennes sont détruites les unes après les autres. Rétrospectivement, nous n’avons pas réussi à changer quoi que ce soit dans la société israélienne, et au contraire, elle est allée vers le fascisme.
M : Est-ce que toi et d’autres anarchistes êtes retournés en Cisjordanie et avez continué à militer ?
D : Oui, bien sûr. Certains anarchistes sont toujours impliqués dans le sud du mont Hébron, dans la vallée du Jourdain ou à Jérusalem-Est, où ils assurent une présence protectrice [contre les raids des colons et de l’armée]. Il n’y a plus autant de manifestations qu’avant, mais j’essaie d’y aller et de les rejoindre en Cisjordanie au moins quelques fois par an. Souvent, ce sont toujours les mêmes personnes, mais il y a aussi une nouvelle génération qui apprend l’arabe et qui reste dormir chez les Palestiniens les plus à risque, c’est très différent de ce qu’on faisait.
Pour être honnête, de nombreuses personnes qui étaient impliquées, en particulier les anarchistes, sont parties et vivent à l’étranger, à Berlin et ailleurs. En tant qu’Israélien, on se demande parfois quel est notre rôle ici, est-ce que j’aide quelqu’un ou est-ce que je ne suis qu’un colon juif de plus vivant en Palestine ?
Ces dernières années, j’ai développé une relation plus saine avec l’activisme. Aujourd’hui, je participe à de nombreuses manifestations contre la guerre actuelle et le génocide à Gaza, mais je me dis parfois “pourquoi faisons-nous cela ?” Je ne pense pas que la société israélienne puisse changer quoi que ce soit, seule la pression exercée de l’extérieur, à l’étranger, peut le faire.
M : Que penses-tu des manifestations actuelles en Israël contre le gouvernement Netanyahu? En font-elles assez pour arrêter le génocide à Gaza?
D : Je suis globalement très déçu. Il y a de grandes manifestations où les familles des otages protestent contre la guerre, mais le nombre de personnes qui manifestent contre l’occupation est infime. Un seul groupe, le Bloc Radical, considère que son rôle est d’essayer de radicaliser le public israélien. C’est horrible de penser que ces horreurs se produisent en notre nom, et que le mieux que nous puissions faire est de rassembler 200 personnes pour une marche à Tel Aviv ?
Pour ma part, je ne veux pas m’approcher des drapeaux ou du public israélien, je veux manifester contre eux. Je pense que ma place est de montrer ma solidarité avec les communautés palestiniennes en ce moment. Nous avons participé aux manifestations menées par les Palestiniens de ‘48, à Deir Hanna, à la Marche du retour [dans les villages Palestiniens-israéliens de Hawsha et Khirbat Al-Kasayir, le 14 mai dernier]…
Il est évident que le génocide qui se déroule actuellement à Gaza doit cesser immédiatement, en espérant que la pression internationale puisse arrêter Israël. Toute solution politique à long terme doit venir de la société palestinienne, et non de Tel-Aviv. Tout le monde devrait avoir les mêmes droits, de la rivière à la mer, tous les peuples : ce serait un bon début.