Épineuse question que celle-ci : où commence et s’arrête la liberté d’expression ? Toutes les idées se valent-elles ? Doit-on interdire toute parole d’extrême droite ? Ou les combattre par le débat ? Alors que le fascisme n’a jamais été aussi près du pouvoir, et étend toujours plus son emprise médiatique, tentative d’analyse. Par Edwin Malboeuf (photo Philippe Pernot).

13 février 1984. Ce jour-là Jean-Marie Le Pen, président du Front national, parti fondé par des collabos et des Waffen SS douze ans plus tôt, s’apprête à faire sa première apparition à la télévision. Il s’agit de l’Heure de vérité, émission politique phare d’Antenne 2.

A cette époque, le souvenir de la Seconde Guerre mondiale n’est pas si lointain. Mais ce jour-ci, une digue rompt, à la demande de François Mitterrand ayant insisté pour que Le Pen soit invité à cette émission « par souci de pluralisme », mais surtout pour diviser la droite suite au premier succès électoral du FN l’année précédente à Dreux. Cette stratégie a connu son paroxysme ces dernières années avec la présidence Macron, installant la fille du borgne comme son adversaire principale, afin de s’assurer un second tour sans embûches. Quarante ans après cette première occurrence télévisée, Marine pourrait devenir la prochaine présidente. Alors, jusqu’à quand doit-on laisser la parole aux fascistes ?

Le paradoxe de la tolérance

Karl Popper, philosophe des sciences autrichien (1902-1994), a théorisé dans l’un de ses ouvrages « La société ouverte et ses ennemis », le devoir pour une société tolérante d’être intolérante avec les intolérants. «Une tolérance sans limites ne peut que mener à la disparition de la tolérance. Si nous étendons une tolérance sans limites même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas préparés à défendre une société tolérante contre l’assaut des intolérants, alors les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance. » Régulièrement cité par les antifascistes pour justifier l’interdiction d’événements de l’extrême droite, le reste de la réflexion du philosophe est souvent laissé de côté. Et pour cause : « Tant qu’il est possible de les contrer par des arguments logiques et de les contenir avec l’aide de l’opinion publique, on aurait tort de les interdire. Mais il faut toujours revendiquer le droit de le faire, même par la force si cela devient nécessaire, car il se peut fort bien que les tenants de ces théories se refusent à toute discussion logique et ne répondent aux arguments que par la violence. Il faudrait alors considérer que, ce faisant, ils se placent hors la loi et que l’incitation à l’intolérance est criminelle au même titre que l’incitation au meurtre, par exemple ».

Karl Popper a écrit ses mots en 1945, pour penser la défense de la démocratie représentative contre les totalitarismes, dont il place par ailleurs Marx comme l’un des précurseurs, ainsi que Platon et Hegel, bien qu’il reconnaisse au penseur du communisme un travail humaniste et indiscutable sur sa critique du capitalisme. Popper estime donc que tant que la dispute est possible il ne faut pas interdire les pensées intolérantes. Ce n’est que lorsque celles-ci se manifestent par « l’incitation à l’intolérance » qu’il faudrait alors les interdire. De fait, il existe en droit français un délit d’incitation à la haine. Pourtant, malgré plusieurs condamnations pour ces motifs, les représentants de l’extrême droite continuent à être invité sur tous les plateaux. Le simple droit ne peut pas délimiter ce qui est dicible et ce qui ne l’est pas. Et il est tout bonnement impossible de débattre rationnellement avec les fascistes puisque leur argumentaire repose toujours sur une vision fantasmée du réel, tordant et manipulant les faits et chiffres pour les faire entrer dans leur division raciale du monde. En atteste le dernier en date relayé par l’extrême droite, qui assure que 77% des viols commis à Paris sont le faits d’étrangers. En vérité, il s’agit de 77% des viols de rue élucidés l’an passé dans la capitale. Soit 28 personnes. Cela représente 0,2% des viols sur l’année précédente. Mais le mal est fait et le chiffre circule dans la fachosphère accréditant la thèse d’une submersion migratoire qui violent nos femmes et égorgent nos enfants.

Leur donner la parole, c’est les légitimer

Pendant plusieurs semaines une commission d’enquête parlementaire sur l’attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de services de télévision à caractère national sur la télévision numérique terrestre (TNT) s’est déroulé à l’Assemblée nationale. Au total, 165 personnes ont été auditionnées. A l’origine de cette commission, un renouvellement des appels d’offre pour les canaux de diffusion lancé par l’Arcom en février, vingt ans après l’ouverture de la TNT en France en 2005. Des mots du rapporteur, Aurélien Saintoul (LFI), le but premier de la commission était de rappeler à l’opinion publique que les chaînes privées jouissent de concessions de canaux hertziens publics, et que dès lors, le contenu éditorial d’une chaîne doit répondre à certaines exigences démocratiques, d’intérêt général, de véracité etc. Les chaînes du groupe Bolloré (C8 et CNews en premier chef) sont souvent épinglées pour leur manque de pluralisme et leur rapport disons douteux à l’information. La question est donc : le pluralisme a-t-il un sens sur une chaîne d’extrême droite, qui le serait donc moins s’il y avait plus d’invités de gauche ? Ou bien alors, puisque ces chaînes diffusent une idéologie raciste, homophobe, sexiste, climatosceptique, religieuse, ainsi que de nombreuses fausses informations, faut-il tout simplement retirer les concessions publiques à celles-ci puisqu’elles ne respectent pas les conventions signées pour l’obtention du canal ?

Par ailleurs, malgré ce qu’on pourrait penser les chaînes de Bolloré représentent une maigre part d’audience (entre 2 et 3% pour C8 et CNews en mai). Les chaînes de Bolloré sont donc à pertes faute d’audimat pour gonfler les ventes d’espaces publicitaires, mais également grâce à l’action des Sleeping Giants, un groupe d’activistes qui alertent les annonceurs sur leurs investissements qui se combine avec des amendes records infligées par l’Arcom. Sur le total des trois chaînes (CNews, C8 et CStar), c’est 48 millions d’euros de déficit en 2022, 58 en 2021 et 68 en 2020. En toute logique économique, Patrick Eveno, historien (de droite) des médias a pointé dans ladite commission qu’« un actionnaire ordinaire aurait fermé depuis longtemps ces puits sans fonds ». La question est donc évidemment idéologique et comme chacun sait, l’argent n’est pas un problème pour le milliardaire d’extrême droite catholique Vincent Bolloré. Il a lui-même reconnu lors de son audition : « Si je ne crois pas à quelque chose, je ne vais pas essayer de le mettre dans mes antennes », sur un ton exprimant une évidence absolue.

Dissoudre, interdire : quelle efficacité ?

Un retrait des concessions publiques aux fachos auraient au moins le mérite de les pousser dans les limbes d’Internet, puisque de toute façon, force est de constater qu’un meilleur contrôle des propos sur des canaux publiques n’a pour l’instant pas trouvé d’efficacité, faute de pouvoir suffisant alloué à l’Arcom. Si couper l’eau du robinet ne l’empêche pas de stagner dans les tuyaux, cela limite au moins les éclaboussures. Pour autant, on l’a vu également avec les dissolutions de groupes, de collectifs et d’associations par Gérald Darmanin, l’interdiction de groupes identitaires, aussi bien que de groupes anarchistes et dits « islamistes » a eu tendance à mettre sur le plan tout ce qui n’était pas allégeant au pouvoir en place. Et c’est bien le problème en laissant la possibilité d’interdire aux mains des puissants, c’est qu’ils peuvent retourner l’arme contre tous ceux qu’ils considèrent comme dangereux pour leur position. La boussole utilisée n’étant jamais celle de la dangerosité réelle ou du bien-fondé d’une action, mais d’un arbitrage sur des critères fallacieux. On peut laisser de nouveau la parole à Karl Popper : « Je voudrais opposer au relativisme une idée presque toujours confondue avec celui-ci mais qui lui est pourtant profondément étrangère. J’ai souvent désigné cette position sous le nom de pluralisme, mais cela n’a pas été sans ambiguïté. C’est pourquoi je veux ici la qualifier de pluralisme critique. (…) Le relativisme est la position selon laquelle on peut tout affirmer ou presque tout, et par conséquent rien. Tout est vrai, ou rien ne l’est. La vérité est alors sans signification. Le pluralisme critique est la position selon laquelle dans l’intérêt de la vérité chaque théorie – tant mieux si elles sont nombreuses – doit entrer en concurrence avec d’autres. Cette concurrence consiste dans la discussion rationnelle des théories et leur examen critique. La discussion est rationnelle, cela signifie que l’enjeu est la vérité des théories en concurrence : la théorie qui semble se rapprocher le plus de la vérité dans la discussion critique est la meilleure ; et la meilleure théorie évince les plus mauvaises. ». Ce positionnement pose pourtant problème. Il postule que les idées évoluent dans un marché concurrentiel, et que seules les plus rationnelles triomphent des autres, oubliant ainsi tout contexte socio-économique favorisant la diffusion de telles ou telles idées par rapport à d’autres.

Pour exemple, malgré -et force est de le reconnaître-, une victoire écrasante de Gabriel Attal face à Jordan Bardella dans le récent pitoyable spectacle orchestré par France 2 le 23 mai, ce dernier a encore vu sa côte grimper dans les intentions de vote. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’on ne gagne jamais contre l’extrême droite sur le fond, ni sur la forme. Chaque camp restera sur ses positions par biais de confirmation, et par idéologie. Et même si ses partisans l’auront trouvé nul, de toute façon ils se diront : « qui d’autres pour porter mes idées racistes ? ». Le débat public sous sa forme antagoniste ne présente que peu d’intérêt. Il s’agit moins d’opposer des arguments rationnels que d’une mise en scène dramaturgique de camps (supposément) opposés et (supposément) représentatifs de courants sociaux.

Débat impossible et vain

Comme ce 24 juin 2017, où Alain Finkielkraut invite Renaud Camus sur France Culture, le « théoricien » du grand remplacement, confronté ce jour-là au démographe Hervé Le Bras. Résultat : un débat évidemment impossible entre un écrivain facho et un scientifique, lequel tentant vainement de démonter point par point le délire conspiraciste de son interlocuteur se prenant pour un résistant car soi-disant mis en minorité dans la société. Cependant, une invitation sur France Culture donne corps à un propos qui n’a aucun sens. Et force est de constater que depuis cette émission, le fantasme est devenu réalité pour un certain nombre de personnes jusqu’à son aval par Eric Ciotti (« j’assume parler de grand remplacement ») lors de la dernière présidentielle.

Néanmoins, il serait illusoire de croire dans un lien mécanique entre diffusion à large échelle d’une pensée raciste et sa mise en action politique. Malgré son évincement de la vie politique et médiatique pendant plusieurs décennies après la guerre, l’extrême droite n’a pas disparu pour autant de la vie publique. L’on peut même se dire, que puisque son seul mode d’expression était circonscrit à la violence, était-elle potentiellement plus dangereuse à tel point que des groupes de chasseurs de skins ont du se constituer dans les années 1980 à Paris pour nettoyer la capitale de la vermine fasciste ? Semer d’embûches son accès à la parole, à des lieux, refuser de l’inviter sur des plateaux a au moins un effet limitant, contraignant et permet de continuer à diaboliser une idéologie rance, là où la mise en lumière la légitime. Et poursuis le travail entrepris dans la rue par les camarades antifascistes. Ou pour rappeler un slogan bien connu de ceux-ci : « on ne débat pas avec l’extrême droite, on la combat ».

Alors que faire ? A notre échelle, boycotter tous les médias de droite et d’extrême droite et donner de la force aux médias indépendants en s’abonnant (à Mouais par exemple et à d’autres), présents sur la carte de la « presse pas pareille ». En ne partageant pas sur nos réseaux, même pour s’indigner des contenus venus de ces médias. Ils fonctionnent en grande partie grâce à cela, par le clivage généré par des propos outranciers. Leur fonds de commerce. Expliquer à vos proches, que de BFM à CNews en passant par France Info et LCI, c’est à peu près le même poison lent à des intensités brunes différentes, qui ne peut, compte tenu du temps long nécessaire à l’enquête journalistique et l’énonciation des faits avec une perspective, qu’offrir du bavardage inconséquent dans ce format de diffusion continue. Ou comme le disait un ancien prof de fac « du vide à haute intensité ». Duquel on peut et doit aisément se passer.

Un article tiré notre dernier Mouais, actuellement en vente (50 numéros déjà!!), soutenez-nous, abonnez vous ! https://mouais.org/abonnements2024/