Outre-Rhin aussi, 2024 fait craindre « un risque pour la démocratie » : le parti d’extrême-droite Alternative für Deutschland pourrait rafler des scores importants à plusieurs élections. « L’AfD se renforce à mesure que l’État de droit se défigure lui-même ». Et au lieu d’endiguer la catastrophe, L’État allemand tire à boulets rouges sur les luttes antifascistes -ça vous dit quelque chose ?
Berlin, 20 mars 2021. Le froid mord la peau, la grisaille est installée depuis des mois, et l’ambiance morose. Les confinements dus au Covid-19 sont bien derrière nous, mais les restrictions pleuvent encore… et les fascistes sont en forme. Alors que nous avons interdiction de nous rassembler entre amis pour ne pas répandre le virus, eux n’hésitent pas à défiler dans les rues en arborant des croix gammées et autres symboles national-socialistes.
Comme aujourd’hui. Une grande manifestation des « Querdenker » (« penseurs de travers », nom donné aux corona-sceptiques) est annoncée à la porte de Brandebourg, en plein centre bourgeois de Berlin. Ce mouvement rassemble des fafs de tous types: chrétiens fondamentalistes qui voient en le vaccin une œuvre de Satan, des néonazis violents de la IIIe Voie ou du Parti National-démocratique (NPD, qui se voit comme descendant de la NSDAP de Hitler), et même des hippies devenus théoriciens du complot. La contre-mobilisation ne se fait pas attendre, et un grand cortège antifasciste de plusieurs milliers de personnes défile dans les rues adjacentes. La police est elle aussi présente en force, et tente d’empêcher tout contact entre fafs et antifas – en escortant paisiblement les premiers tout en bloquant les seconds avec violence.
Mais cette stratégie échoue quand le cortège antifasciste arrive à proximité du jardin du Tiergarten, grand parc central de Berlin et adjacent à la mobilisation des «Querdenker». Des dizaines de militants échappent à la surveillance policière et traversent le parc en petites meutes, arborant des drapeaux antifa. Ils prennent position aux abords du cortège faf et patrouillent les environs, à la recherche de néonazis qui se seraient eux aussi échappés. Des insultes fusent dans tous les sens, des doigts d’honneur aussi. La police tente de maîtriser la situation en arrêtant quelques fafs provocateurs. J’en profite pour faire un tour de leur côté, et observe les tatouages de croix gammées ou de soleils noirs (symbole des SS), les slogans réellement antisémites, la haine décomplexée.
Tout d’un coup, des cris se font entendre un peu plus loin, dans le parc. Je cours avec un groupe d’antifas et assiste à une véritable baston. D’un côté, une poignée de « Reichsbürger » (nostalgiques de l’époque impériale de 1871 à 1918) avec des drapeaux de l’ancien empire allemand ; de l’autre, des dizaines de jeunes antifas queer, antiracistes, souvent des étudiants. Coups de pied et de poings pleuvent, et les fafs sont vite mis en déroute, sommés de rejoindre leur cortège sans inquiéter les environs. Scène surréelle : des promeneurs du dimanche piqueniquent dans le parc à quelques mètres de la scène.
L’Etat allemand au service des milices fascistes
La journée finira sans autres heurts, les « Querdenker » se faisant escorter par la police à leurs autobus, incapables d’imposer leur violence et leur haine. Alors que la crise du Covid avait fait gonfler les rangs des organisations d’extrême-droite allemandes, la levée des restrictions laissait entrevoir un répit. Après quelques scores électoraux mitigés, on les pensait affaiblis – en partie grâce à la forte mobilisation antifasciste. Elle avait réussi à endiguer le débordement de haine et de violence qui avait eu lieu à certaines manifestations plus tôt, quand la police s’était vue débordée – ou avait assisté passivement à une prise de contrôle des rues de certaines grandes villes comme Leipzig, Dresde ou Chemnitz par les fascistes. L’apogée, c’était l’assaut du Reichstag (Parlement) le 29 août 2020 par des dizaines de « Querdenker ». Depuis, tout semblait sous contrôle précaire : la bataille de la rue semblait avoir été gagnée.
Mais c’est là que les institutions étatiques allemandes se sont mises à faire sauter les digues. La police a pris d’assaut les squats emblématiques de Berlin et les ZAD écologistes dans toute l’Allemagne. Le mouvement antifa y était solidement implanté, et s’est retrouvé au centre de l’offensive étatique. Plusieurs activistes sont arrêtés, jugés sommairement et mis en prison ; des lieux de vie alternative importants détruits au profit de promoteurs immobiliers, de mines de charbon ou d’autoroutes. Les luttes antiracistes sont de plus en plus criminalisées, alors que les mouvements kurdes et palestiniens font face à une répression digne de pays autoritaires.
En même temps, certains politiciens conservateurs taillent une brèche dans le « mur coupe-feu » qui devait interdire toute alliance entre les forces de « l’État de droit démocratique et libéral » et l’extrême-droite.
À certaines élections régionales, des candidats du parti chrétien-démocrate CDU ou du libéral-capitaliste FDP ont déjà fait coalition avec le parti d’extrême-droite, l’AfD. Mais la tendance n’était pas seulement électorale : la rhétorique anti-réfugiés, anti-« woke » était déjà reprise en chœur par grand nombre des soi-disant défenseurs de l’État de droit. Friedrich Merz (président de la CDU) et Markus Söder (leader de son équivalent bavarois CSU, plus conservateur) sont nos Darmanin et Ciotti version allemande. Eux aussi vont jusqu’à qualifier les antifas ou zadistes de « terroristes » et à ordonner des perquisitions massives à leurs domiciles. Pendant ce temps, des dépôts d’armes importants sont retrouvés chez des fascistes et nombre d’attentats bien réels sont déjoués. Mais la priorité est ailleurs.
« Quand on tape sur les antifas, les fafs sont gagnants ».
Aujourd’hui, le réveil est dur, la gueule de bois prolongée. Le soi-disant « État de droit démocratique et libéral » a mis un frein à son ennemi d’extrême-gauche, mais c’est maintenant l’extrême-droite qui revient en force. En septembre prochain, les parlements régionaux de Saxe, de Thuringe et de Brandebourg seront renouvelés. Dans ces trois Länder, l’AfD est actuellement en tête dans les sondages, avec des scores de 34 à 35%. Avant cela, il y aura des élections européennes le 9 juin et probablement des élections municipales dans neuf des 16 Länder. De quoi inquiéter.
Car l’AfD contrôle aujourd’hui déjà 10% des sièges parlementaires et 12% des postes locaux. Le parti, fondé en 2013, a profité de la « crise des migrants » et de la « crise Covid », toutes deux créées par des gouvernements technocratiques – certes moins autoritaires qu’en France – mais loin des besoins réels de la population allemande. Surtout en Allemagne de l’Est, victime d’une transition brutale du communisme au capitalisme après la chute du mur. Déjà bien appauvrie par des années d’austérité, l’Allemagne craint l’inflation comme la peste, et l’idée du « grand remplacement » fait peur. Mais au lieu d’investir dans la sécurité sociale, la santé et la redistribution, le gouvernement fédéral mise sur l’industrie et le greenwashing. L’AfD surfe donc sur le mécontentement populaire et se renforce au fur et à mesure que l’État de droit se défigure lui-même.
Fin décembre, l’ancien président de la Cour constitutionnelle fédérale, Andreas Voßkuhle, a mis en garde contre les conséquences d’une percée de l’AfD. « Si l’AfD devenait le groupe parlementaire le plus important dans un ou plusieurs parlements régionaux, le paysage politique allemand s’en trouverait bouleversé. Les têtes politiques de ce parti visent un changement fondamental du système », a-t-il déclaré au Tagesspiegel. « Il est tout à fait possible que notre démocratie occidentale ne se révèle être qu’une courte phase dans l’histoire de l’humanité – à l’instar de la démocratie attique – et qu’ensuite revienne l’époque sombre du totalitarisme ». C’était pourtant prévisible : quand on tape sur les antifas, les fafs sont gagnants.
Et quand les premiers exigent un réel pouvoir au peuple, de la redistribution et davantage de libertés publiques, les deuxièmes approuvent en grande partie le retour du national-socialisme. Peut-être fallait-il mieux choisir ses alliances.
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Menace fasciste en Allemagne : l’État de droit nourrit ce qui le détruira - LDH 10
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