Genrée, l’alimentation ? Mais qu’est-ce qu’on nous invente encore là ? Et pourtant … Dans un livre-enquête passionnant, la journaliste Lauren Malka se livre, entre lectures et témoignages, à une analyse féministe savoureuse de cette véritable guerre menée depuis longtemps aux corps des femmes, même si « l’inégalité d’accès aux ressources alimentaires selon le genre, est un fait, encore aujourd’hui, embarrassant voire inavouable ». Entretien.

Mačko Dràgàn : Comment t’es venue l’idée d’adopter cet angle, somme toute très original, pour parler des rapports entre les femmes et la nourriture ? Si nous sommes plutôt habitué·e·s à lire des choses traitant de la féminité et du fait de ne … peu ou pas manger, dans les médias et l’imaginaire populaire le fait de savourer, de se « péter la ruche » comme on dit (rires), est un « truc de mecs », et je ne m’en étais jamais vraiment rendu compte avant ton livre…

Lauren Malka : Le « manger » est un sujet qui me passionne dans ses différents aspects. J’y vois une sorte d’immense cave à tabous. Le tabou, c’est un objet à la fois « sacré » (donc bien visible) et interdit, intouchable. Je crois que la cuisine est à la fois un sujet qu’on étale, dont on parle sans arrêt dans notre culture, qu’on théâtralise, qu’on ritualise, qu’on patrimonialise… et dont certains aspects demeurent entièrement indicibles. Par exemple, et c’est l’angle que j’ai choisi, le rapport de culpabilité et de honte que les femmes entretiennent souvent avec la nourriture. Je sentais qu’il y avait derrière ce sentiment inavouable une histoire ancienne, une construction culturelle que j’avais envie de comprendre et de mettre à jour.

MD : Ton livre, qui est aussi une enquête construite au fil de nombreux témoignages de jeunes ou moins jeunes femmes, donne à voir que l’intégralité de celles-ci souffrent en fait ou ont souffert, à des degrés divers, d’anxiétés alimentaires allant souvent jusqu’aux troubles de l’alimentation. On en a souvent les larmes aux yeux, quand on lit ce qu’elles disent au fil des pages (mais souvent on rit aussi, hein). T’attendais-tu à cette ampleur en commençant ton travail ?

LM : Je suis partie dans cette enquête avec une intime conviction radicale (que j’entendais bien nuancer au fil de mes recherches) : les femmes ont TOUTES peur de manger. Pour en avoir beaucoup parlé avec d’autres femmes, j’estimais que cette conviction de départ n’était pas si improbable, pour ce qui concerne ma génération et celle du dessus. Les régimes alimentaires auxquels nous nous sommes quasi-toutes pliées (mères et filles) depuis les années 1970 en passant par les pics des années 1980, 1990… sont souvent perçus comme des phénomènes anecdotiques liés aux magazines de mode. Alors qu’ils détraquent le corps des femmes, leur estomac, leur rapport au désir, au sentiment de satiété et jusqu’à leur vie sociale de façon souvent irréversible.

Ce que je ne mesurais pas, en revanche, c’est la gravité de la situation pour les jeunes. Bêtement, je pensais que les jeunes filles qui vivent leur adolescence en pleine vague #MeToo (la génération « déter » comme on les appelle parfois) prenaient le contre-pied des injonctions qui ont malmené leur mère. J’étais persuadée que je trouverais des sources d’espoir et même des leçons de féminisme « en acte » en les interrogeant. En fait, les jeunes filles que j’ai rencontrées entre 15 et 30 ans ont presque toutes souffert de troubles de conduites alimentaires graves, parfois même gravissimes menant à des hospitalisations.

MD : Pourrais-tu revenir sur la thèse de la chercheuse Priscille Touraille qui affirme, dans Hommes grands, femmes petites, que le dysmorphisme de genre pourrait être, en partie, dû au fait que les femmes ont toujours été historiquement sous-nourries ?

LM : Avant de découvrir les travaux de Priscille Touraille, j’interrogeais régulièrement des nutritionnistes sur la nécessité fréquente, pour les femmes adolescentes, de se mettre au régime et pour les femmes de tous âges, de se limiter, selon les recommandations répandues, à environ 2000 calories par jour (contre 2500 pour les hommes). Presque toutes mes répondaient que « ma bonne dame, la nature était injuste… les femmes développent des graisses et de la cellulite, dès leur puberté, alors que les hommes développent naturellement des muscles. C’est une question de métabolisme ». En parallèle de cela, je lisais des livres comme ceux de l’essayiste américaine Naomi Wolf (« Le mythe de la beauté ») ou de l’historien français Georges Vigarello qui montrent clairement que la silhouette est une construction socio-culturelle, dont les normes varient selon les lieux et les époques selon des mécanismes comparables à tout autre levier de distinction sociale et de genre.

Et voilà que je découvre la thèse de la socio-anthropologue Priscille Touraille, « Hommes grands, femmes petites » qui émet l’hypothèse selon laquelle le dimorphisme sexuel de stature (différence moyenne de taille entre hommes et femmes) pourrait ne pas être purement biologique. D’après elle, l’appropriation des ressources alimentaires par les hommes peut avoir contribué à engendrer les différences morphologiques entre hommes et femmes telles qu’elles se dessinent encore aujourd’hui. Par ailleurs, c’est une autre hypothèse qu’elle a émise dans travail de recherche inédit auquel elle m’a donné accès, cette inégalité d’accès aux ressources alimentaires pourrait aussi avoir contribué aux différences de répartition des graisses dans le corps féminin et masculin. L’idée de la nécessité naturelle des femmes à posséder des réserves d’énergies sous forme de dépôt de graisses autour des hanches et des seins (la fameuse silhouette en « sablier » qui permet souvent au discours dominant d’essentialiser les femmes dans leur rôle procréateur ou sexuel) doit être repensée en termes d’évolution en intégrant la question des inégalités alimentaires.

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MD : Et sur ces réactions parfois outrées et dénigrantes, malgré la qualité des recherches, qu’elle a reçues ?

LM : Les articles qui ont dénigré le travail de Priscille Touraille ne sont pas nombreux, mais ils ont crié plus fort que les autres. Personnellement, j’ai consulté et sollicité plusieurs spécialistes comme Dominique Pestre de l’EHESS, Pierre-Henri Gouyon du Museum d’Histoire naturelle, Marylène Patou Mathis du CNRS et d’autres qui ont confirmé la « qualité », la « grande rigueur » de ce travail et son caractère « essentiel ». Mais il s’avère que, pour des raisons évidentes et non moins aberrantes, l’inégalité d’accès aux ressources alimentaires selon le genre, est un fait, encore aujourd’hui, embarrassant voire inavouable. C’est précisément ce tabou, à l’origine de tous les autres, qui rend mon sujet si fascinant (selon moi, en tous cas !).

MD : En lisant ton essai, qui comporte pas mal de descriptions de nourriture, de repas, de plats (ce qui donne souvent vraiment envie de grailler, et mon exemplaire est d’ailleurs taché de chocolat), je me suis rendu compte qu’écrire la nourriture était un exercice littéraire très difficile… Rare sont celles et ceux je trouve qui y parviennent avec succès, est-ce que tu aurais de la bonne bouffe littéraire à conseiller ?

J’ai garni le livre de copieux extraits littéraires concoctés par des écrivaines et récoltés au fil de mes lectures en effet ! Très heureuse de savoir que tu en as fait bonne tambouille ! C’est difficile de choisir car j’aime autant les scènes de craquages gourmands enfantins (souvent en cachette) chez Georges Sand, Simone de Beauvoir (dans ses mémoires), la Comtesse de Ségur que les scènes de repas bien racontées chez Virginia Woolf, Marguerite Duras et Karen Blixen… Ce que je préfère, ce sont les écrits du goût qui me paraissent plus singulièrement féminins, comme ceux de Ryoko Sekiguchi. Dans le livre, je cherche à relever les contours une pratique d’écriture culinaire dans laquelle cette poétesse franco-japonaise s’inscrit à merveille : le « repas fantasme ». Les autres ambassadrices de ce courant pourraient être Colette, dans ses chroniques parues chez Vogue (tellement drôles et pimentées) mais aussi deux écrivaines moins connues : Mary Frances Kennedy Fisher qui retrace la biographie sentimentale d’une huître et Mary Mac Lane qui enseigne l’art de déguster une olive. Autant de délices et de subterfuges poétiques pour se « péter la ruche » comme tu dis, tout en mettant le corps physiologique à distance…

Des propos recueillis par Mačko Dràgàn. Crédit photo de Lauren : Maïté Baldi

Cet article en accès libre & gratuit est extrait du Mouais n°42, consacré à l’alimentation et à paraître très bientôt, à retrouver dans divers lieux de vente à Nice et à Paris au Monte-en-l’air, mais le meilleur moyen de nous lire et de nous soutenir, c’est encore et toujours l’abonnement : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais