Cette mère, dont j’accompagne un des enfants en tant qu’éduc’, laisse ostensiblement tomber ses bras. Elle n’en peut plus : le col roulé, les astuces du gouvernement pour économiser l’énergie, c’est une gifle pour elle. « Des trucs auxquels ils ne penseraient pas, de la débrouille pour économiser des centimes, je suis une une pro de la pauvreté ! Face à des pros de l’entourloupe…»
Elle ne sait plus, elle en sait trop. Le gaz, l’électricité, les charges, les prestations sociales qui baissent, ou qu’elle ne réclame plus car les dossiers sont devenus trop complexes à remplir en ligne, la lettre humiliante de l’assistante sociale pour bénéficier de l’aide alimentaire, le manque d’argent pour la sortie scolaire du gamin. Ses bras tombent : elle ne mettait déjà pas le chauffage, alors le baisser… Ses mains claquent bruyamment sur ses cuisses, elle y ajoute un soupir, expirant ce qui lui reste de vigueur, manifestant son manque d’espoir. Et puis, un large sourire et une invitation.
« Mais entrez, je vous fais un petit café ». Petit café ? Je me demande si le prix du café à également augmenté, et le sucre ? Est-ce que ce geste du quotidien va amputer son budget ? Elle a baissé les yeux lorsque je lui ai annoncé que ce mercredi nous irons pique-niquer à la ferme avec les enfants. « Il faut que j’aille à Leclerc ? » Non, pas la peine, on prévoit la bouffe pour tous les jeunes, les disparités visibles quant aux contenus des repas sont trop grandes. « Vous inquiétez pas, y a rien à acheter ».
La petite cafetière italienne est remplie, vissée et posée sur la plaque électrique. « Le petit brûleur est cassé, je suis obligée de me servir du grand, c’est vraiment du gaspillage. Ma sœur m’a dit qu’elle a acheté un petit réchaud avec bouteille de gaz, mais je ne suis pas sûre qu’elle économise avec son micmac ». « Vous pensez que vous perdez de l’argent avec le grand brûleur ? » « Ah j’en suis certaine, là il y en a pour cinq ou dix centimes, juste pour faire le café. Des pâtes, c’est environ vingt ou trente centimes d’énergie. En gros, l’utilisation de la plaque ça coûte une centaine d’euros à l’année, mais si vous faites attention, vous pouvez baissez la facture. Par exemple, si je fais cuire des pâtes, ben j’en profite pour mettre des carottes en rondelles dans l’eau, ça cuit pareil en dix minutes, ou bien des gousses d’ail, des courgettes, même des pommes de terre. Avec les pâtes ! Ensuite je trie et je fais ma purée de patates à côté pour le lendemain. »
Les cols roulés
« Les cols roulés, les doudounes, étendre le linge au lieu d’utiliser le sèche linge… leur blabla, ça ne me fait pas sourire comme vous, comme à la télé. » Ses bras agitent soudainement l’air et retombent encore. « Vraiment, ils ne me font pas rire. Les gens se moquent d’eux, moi j’ai plutôt envie de leur arracher les yeux. Cette première ministre, comment c’est déjà ? Élisabeth Bonne ? Ben elle est bonne à rien. Même pas bonne à mettre une doudoune, on n’y croit pas. Elle est sensée nous trouver des solutions, aider les plus pauvres comme nous, pas pour qu’on achète des trucs de fou, juste pour que nos enfants mangent et dorment au chaud. C’est trop demandé ? Qu’elle me fasse dormir dans un frigo si elle veut, mais mes enfants, juste mes enfants. J’ai eu des pulls au Secours populaire, comme toutes les années. Ils donnent aussi des couvertures. Vous savez que même dans l’école les enfants ont froid l’hiver ? Du coup, quand est-ce qu’ils n’ont pas froid ?! Double pull, double chaussettes, bonnet… Ah c’est vrai qu’ils n’ont pas de col roulé. L’autre, il va me faire la leçon vous pensez ? Une écharpe, ça marche ? »
« Vous savez comment on fait pour les douches ? Déjà c’est pas tous les jours, ils font des petites toilettes en général, comme mon arrière-grand-mère après la guerre, la toilette de chat. Sinon je demande lequel des trois est le moins sale, c’est celui qui se lave en premier parce qu’on bouche la baignoire et les autres se lavent avec la même eau. Manquerait plus que je garde cette eau pour les pâtes ! Comme mon arrière-grand-mère, vous imaginez ? C’est ça qu’on est en train de vivre ? Un après-guerre, genre après Covid, et pendant une vraie guerre qui peut devenir nucléaire ? Col roulé va me dire que ho ça va, on n’est pas encore sous les bombes, on a juste un peu froid. »
« La plupart du temps, j’ai honte, bien sûr. J’ai honte de dire non à mes enfants alors qu’ils me réclament juste une glace dans la rue, un croissant, et puis des trucs de leur âge. J’ai toujours la même explication : non mon chéri, on ne peut pas ce mois-ci. Je dis on, mais ils n’y sont pour rien. Je devrais dire je. Je ne peux pas, ni ce mois-ci ni le mois prochain. Eux aussi ils ont honte, je le sais bien. Et la Bonne, elle a honte elle ? Est-ce qu’elle aurait honte si elle passait une semaine avec nous, si elle allait chercher ses courses au camion ? Col roulé à huit cents balles, il a déjà eu honte ? Et celui qui vient de découvrir son étendoir ? »
En plus, ils nous menacent !
« Économisez ils disent, sous peine de coupures d’électricité ! En plus, ils nous menacent ! Pourtant, tout ça, je le faisais déjà, et même plus ! Des trucs auxquels ils ne penseraient pas, de la débrouille pour économiser des centimes, je suis une professionnelle ! Une pro de la pauvreté. Ils n’ont rien à m’apprendre. Vous savez combien je gagne avec les ménages ? À peine six cents euros, en travaillant tous les jours. Et j’élève trois enfants. La Bonne, je ne suis pas sûre qu’elle y arriverait. Col roulé, encore moins. Une pro de la pauvreté face à des pros de l’entourloupe. »
Sans sucre le café, je peux m’en passer j’imagine. Elle dévisse la cafetière et met le marc dans ses plantes, je ne sais pas trop si c’est efficace, si ça remplace la terre ou si ça éloigne les insectes. Les voisins se font bruyants dans le hall, elle se redresse et ouvre la porte. Sans surprise, ils râlent d’une nouvelle panne d’ascenseur. Elle comprend dans l’instant et s’empare de son téléphone. « Je veux bien appeler, mais on se cotise pour la communication surtaxée, et il faut mobiliser les jeunes de l’immeuble pour monter les courses ». La procédure semble rodée, la débrouille est de rigueur. « C’est la Madame Bonne qui va être contente : monter tous ces escaliers, ça va nous réchauffer ! »
Belle bûchette
Quatre jeunes sont déjà là, deux d’entre eux transportent un gros sac en plastique épais, la charge semble lourde. « C’est quoi ça ? » « C’est des bûchettes Madame ! C’était devant Leclerc, le gars était en train de les sortir du camion, on a juste pris un sac. » « Des bûchettes ? Genre pour la cheminée ? Mais qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ? T’as vu des cheminées dans l’immeuble ? C’est pour les cheminées ! Ou les fours à bois ! Et vous les montez où ?» « Et ben voilà c’est bien, pour le four à bois comme vous dites. Ou bien dans une poubelle, on fait un feu et on se chauffe tranquille. »
Pendant que je me demande combien de cafetières on peut mettre sur une bûchette, elle se marre en piochant dans le sac. « Belle bûchette. Ben il ne vous reste plus qu’à aller chercher des cheminées à Leclerc. Si j’avais le four à bois de l’arrière-grand-mère… Bon, les bûchettes, vous les ramenez, ce serait bête de voir encore débarquer les flics pour vos conneries. Et rapportez-nous plutôt des couvertures, des cols roulés, des doudounes… et du café ! »