Anarcho-syndicalisme, syndicalisme révolutionnaire, syndicalisme réformiste. Pour quiconque observe les luttes sociales de loin, ou via les médias “mainstream“, la clarté des courants syndicaux, avec leurs dissensions et leurs horizons, n’est pas évidente. Entretien avec Romain, enseignant d’histoire-géographie à Bobigny (93), syndiqué à la CNT, pour y voir plus clair, notamment dans la lutte actuelle contre la réforme des retraites.
Il y a deux choses que notre mensuel partage avec la Confédération nationale du travail (CNT). L’anarchie comme idéal de société. Et le chat noir comme emblème. Le nôtre s’emmêlant les pattes et tenant une plume avec sa queue, le leur hérissé, toutes griffes dehors. Nous écrivons les luttes, ils les mènent. Romain, prof d’histoire-géo, est syndiqué au Syndicat des travailleurs et travailleuses de l’éducation de Seine Saint-Denis, le STE 93, fédéré à la Confédération nationale du travail (CNT) depuis 2016, dans lequel tout le personnel éducatif est syndiqué au même titre. « Agents d’entretien, profs, surveillants, accompagnants. On montre que c’est possible de travailler à temps plein et de militer, sans ces décharges qui éloignent les gens et qui font peser le soupçon d’une certaine fainéantise » pointe-t-il à destination des permanents et délégués syndicaux. Lors du mouvement contre la loi Travail en 2016, alors nouvel entrant dans l’Éducation nationale en tant qu’enseignant d’histoire-géographie, il croise en manifestation « le cortège de la CNT, qui n’était pas forcément le plus fourni de tous, mais qui ne se pliait pas aux contraintes des flics, comme les autres syndicats au moment de plier bagages et de se soumettre aux fouilles. Les camarades de la CNT avaient ouvert une sortie à l’intérieur de la ligne de flics pour s’extraire. Ça m’a plu », confie-t-il pour retracer la genèse de son engagement syndical. « Pour moi l’anarcho-syndicalisme c’est ça ».
Auto-organisation et éthique du quotidien
Mais pas que… « Il y a une double identité à la CNT qui se réclame aussi du syndicalisme révolutionnaire. Si le projet révolutionnaire doit se construire au long cours, l’anarcho-syndicalisme renvoie à une forme d’éthique du quotidien. Certes la révolution est un horizon, mais il y a le présent avec lequel il faut composer. Construisons avec ceux qui luttent contre toute forme d’exploitation capitalistique et de domination étatique, voire religieuse ou traditionnelle. L’anarcho-syndicalisme se base sur le travail pour créer cette culture d’auto-organisation afin qu’elle se répande ensuite ». L’anarcho-syndicalisme un moyen, le syndicalisme révolutionnaire un but ? « On pourrait le dire comme ça, les liens entre les deux sont essentiels. Un anarcho-syndicalisme sans perspective révolutionnaire serait une reconstruction du quotidien permanente. L’idée est de fonder des institutions relativement stables. Par exemple, l’organisation de notre local au 33 rue des Vignoles est une transmission dans un but révolutionnaire dont on peut à peu près garantir l’autogestion ». Tout ceci sert de préparation à un autre monde. A pouvoir œuvrer « sans patrons, recteurs, chefs ou ministres et à gérer les tâches de services publics et la production. Arriver aussi à s’extraire des dominations ancrées depuis très longtemps comme le patriarcat, le racisme ou le rapport hiérarchique ».
Anar-schismes*
Mais puisqu’à gauche, on n’aime rien tant que les débats et les luttes intestines, alors scissions il y a. On trouve trois CNT aujourd’hui. La CNT-AIT affiliée à l’Association internationale des travailleurs, instance syndicale historique créée en 1922, la CNT-France (CNT-F) à laquelle appartient Romain, et une CNT-Solidarité ouvrière (CNT-SO), la plus récente. Trois nuances d’anarcho-syndicalisme. Pourquoi ? La première scission intervient en 1993. « Jusque-là, la CNT-AIT avait été largement une instance de propagande avec la rédaction de canards et le militantisme internationaliste anti-autoritaire, mais avec assez peu d’ancrage dans le quotidien du travail et paradoxalement peu de participation aux actions syndicales. Mais en 1993, de nombreux syndicats de la CNT-F souhaitent se lancer dans la bataille syndicale. Le cadre légal français pour ce faire étant assez rigide, avec des critères de représentativité pour les élections professionnelles, des déclarations en mairie, cela a été perçu comme petit-bourgeois. » S’ensuit alors une purge, où l’AIT exclut la CNT depuis un congrès madrilène. Certains syndicats restent à l’AIT en se conformant aux principes initiaux. D’autres créent la CNT-F. En 2012, une seconde scission intervient dans l’autre sens. Lorsqu’il est découvert qu’un syndicat du nettoyage de région parisienne se payent des permanents en sous-main, un fonctionnement « totalement anti-statutaire », une autre confédération voit le jour, la CNT-SO. « Ils conservent l’héritage de la CNT, mais dans une action entièrement dédiée à la lutte des classes et contre le patronat. Ils ont des juristes et des permanents, ce qui est en contradiction formelle avec l’anarcho-syndicalisme parce que ça évite d’avoir des chefs ou des spécialistes ».
La CNT-F se situe donc dans cet entre-deux. Avec une participation aux élections professionnelles qui pose donc la question de la représentativité syndicale. « Le seul endroit où la CNT a une représentativité c’est dans le secteur du film d’animation, où le syndicat de la Presse, médias, culture et spectacle participe aux négociations. Mais ils sont dans une posture où tout argent qu’ils obtiennent est reversé au syndicat, il n’y a pas de permanent mais une rotation des mandats. Et ils sont très surveillés pour vérifier que personne ne se spécialise. Tout cela leur permet de faire rentrer dans les négociations collectives des revendications, comme par exemple que le 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes, soit une journée chômée au même titre que le 1er mai ». Ils laissent la négociation avec le patronat à d’autres syndicats. La CNT concentre son action « dans le soutien aux travailleurs et travailleuses ».
« En grève jusqu’à la retraite »
Évidemment, la confédération se mobilise contre la réforme des retraites en cours. « Pour ce qui concerne la lutte, c’est bien sûr obtenir le retrait. On a un slogan : ” En grève jusqu’à la retraite”. On pense que c’est par la grève qu’on y arrivera. Parmi les camarades de la CNT, on a été les premiers à partir en reconductible, dans l’éducation et d’autres secteurs. C’est la grève et exclusivement la grève qui va fonctionner. Cela ne nous empêche pas de participer aux manifestations du samedi, pour le côté vitrine ». Quant à l’intersyndicale, constituée au niveau national de 13 centrales, cela dépend. « On est en train de discuter de la possibilité de l’intégrer. Dans différents endroits elle est présente. Dans d’autres il y a des conflits qui rendent notre présence inconciliable avec l’intersyndicale. Par exemple, à Strasbourg, les camarades de la CNT ont quitté l’intersyndicale car le service d’ordre des manifs est assuré par le syndicat Alliance Police, ou CFDT Police. Les camarades ont dit : “Il est hors de question qu’on traîne avec des fachos comme ça”. Ce sont des ennemis de classe ».
Puis, comme toujours lors de mouvements sociaux de cette ampleur, éclate en pleine lumière le décalage entre une base de syndiqués prompte à radicaliser le mouvement, à mener des actions de blocage, à organiser des assemblées de lutte et une direction frileuse qui encadre, répond poliment aux médias et suit les parcours imposés par la préfecture. « Si on est présents, on peut tirer un peu plus vers notre point de vue, qui est de mener des actions directes contre le capital. On est minoritaires, mais dans les bases de la CFDT et de la CGT beaucoup considèrent que ces actions font sens pour faire avancer les choses. Les manifs n’ont pas obtenu de victoire depuis un bout de temps. D’aucuns craignent que le maintien de cette logique de fonctionnement, qui fait plaisir à la CFDT, nuisent à l’efficacité du mouvement ». En revanche, Romain « soutient énormément l’action des camarades de la CGT-Énergie, qui ont réalisé plusieurs opérations de coupure de courant ou de mise en place de courant gratuit ».
Et lorsqu’on parle d’action directe, la CNT ne prône pas la logique émeutière. « On n’y adhère pas, mais on ne la condamne pas. C’est une stratégie qui peut se discuter dans certains contextes. C’est un fait du mouvement social qui opte pour des formes de destruction de biens du capital. Quand j’en vois sur mon trajet, à titre personnel ça me fait sourire, je suis quand même plutôt content d’avoir des trajets dans Paris qui ont été redécorés ». Néanmoins, la CNT ne s’inscrit pas dans cette stratégie, notamment à cause l’énergie militante à déployer ensuite, en cas de poursuites judiciaires : « Si la CNT venait à être attaquée là-dessus par exemple, en termes d’énergies militantes, même si on est prêt à faire face, c’est coûteux. »
Alors que faire, comme dirait l’autre, encore et toujours ? « Les grèves marchent. Elles nuisent à l’économie. Un jour de grève, c’est peut-être un jour de salaire de perdu, mais qu’est-ce qu’on peut faire perdre à nos employeurs ! C’est toujours cette thune qui n’ira pas dans la poche du capital ». Mais qui dit grève, dit grève générale, et dit caisse de grèves. Où sont-elles ? La CNT se dit prête à faire face, les caisses de grève sont maintenues et alimentées hors mouvement social, en prévision. « Dans le bahut où je bosse, on en a mis une en place durant le dernier mouvement des retraites (en 2019- N.D.L.R.). Il nous paraissait évident qu’une autre offensive allait avoir lieu. »
Un fond d’air noir et rouge
Quant aux centrales syndicales, voient-elles plus loin que le retrait de la réforme ? « Non. Pour les grandes centrales syndicales, le retrait de la réforme est une victoire. C’est lié à leur structuration. Ils ont des permanents en quantité à payer, la CFDT était toute fière d’annoncer qu’ils ont eu 10 000 nouveaux adhérents, soit 10 000 nouvelles personnes qui vont se faire piquer du fric pour permettre aux (Laurent) Berger et autres d’avoir leur local syndical, dans lequel ils peuvent passer leurs journées. » Selon Romain, les logiques politiques internes l’emportent sur le combat. La CGT tiendra le 53e congrès de son histoire à la fin du mois de mars et Philippe Martinez a déjà annoncé qu’il cèderait sa place, en poussant pour que Marie Buisson lui succède. Néanmoins, il loue l’éducation populaire que permettent les mouvements sociaux, qui fait « gamberger les gens ». Par ailleurs, il y aura au moins eu une petite victoire… Macron pariait sur la résignation populaire contre sa réforme, due au combo hiver/post-Covid/guerre en Ukraine/inflation. Puis finalement : « Il faut vraiment vivre dans un bureau chauffé avec des costards payés par le contribuable pour pouvoir s’imaginer une apathie populaire. Il y a vraiment beaucoup de colère qui traîne. La question est de savoir comment cette colère peut être constructive ». Alors, anarchie vaincra ? « Le fond de l’air se colore de plus en plus de noir et de rouge. Je suis assez confiant dans la continuité de notre mouvement et de nos idées. La révolution viendra d’une société qui écartera les vieux temples sans utilité ».
Par Edwin Malbœuf
Photos : Logo du syndicat des travailleurs de l’information, fédéré à la CNT ; Paillassou niçois de Macron volant au-dessus du Negresco lors de la manif’ du 7 février 2023
Un article tiré de notre numéro à venir, consacré aux diverses pratiques et pensées anarchistes contemporaine ; nous le mettons en accès libre, mais pour nous lire et nous soutenir, le meilleur moyen, c’est encore et toujours l’abonnement ! https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais
*Ce subtil jeu de mots a été trouvé par Tia Pantaï.