Tu rêves de vivre dans une maison avec jardin et vue sur la mer ? Pour ça, il faut soit naître riche (c’est trop tard), soit le devenir (pas à la portée de tout le monde), soit occuper illégalement la maison de tes rêves. Bien sûr, les proprios et leur justice ne l’entendent pas de cette manière… Tour d’horizon de la -violente- répression anti-squats.
Le logement, c’est un droit, mais les droits, comme la justice, sont une affaire de classe. Quiconque a déposé une demande de logement social dans une grande ville sait à quel point ce droit se résume la plupart du temps à devoir re-remplir des dossiers chaque année. Alors, quand on ne naît pas riche et qu’on n’a pas de quoi le devenir, souvent, l’unique « choix » que le régime de la propriété nous laisse est de se faire exploiter pour se payer quelques miteux mètres carrés grappillés sous les toits, promiscuité, gaz d’échappement et ravalements des façades (des proprios) en prime. Et encore, les proprios et les agences ne louent pas sans garanties, et les loyers deviennent vite impayables. Squatter, ce n’est donc pas toujours non plus un choix.
On ne squatte pas les bâtiments occupés, quand bien même le « petit propriétaire » s’imagine pouvoir se retrouver avec des squatteurs s’empiffrant de Pitchs sur son canap’ à son retour du marché. Les médias agitent cet épouvantail, et les politiciens s’en servent pour justifier leurs lois, mais cette idée est aussi saugrenue et éloignée de la réalité que celle qui nous fait croire qu’on part tou.tes avec les mêmes atouts dans la vie. Résidences secondaires utilisées une fois par an, biens immobiliers voués à « créer de la valeur », laissés inoccupés le temps que les prix montent, projets de réhabilitation et de requalification diverses (rarement en logement sociaux !), anciens bâtiments industriels ou administratifs abandonnés – les espaces vides ne manquent pas. Mais comme la loi protège la propriété, ces espaces doivent rester vides.
Les droits, même fondamentaux, ça se hiérarchise. Autrement dit, dans le langage fleuri de la justice : « en jurisprudence, le droit au logement de l’occupant sans titre ne permet pas de légitimer l’atteinte à la propriété d’autrui ».
Lois anti-squat
Il y a eu, en 2018, la loi ELAN1 et la suppression de la trêve hivernale2 pour les personnes entrées dans un « domicile » par « voie de fait » (grosso modo, par effraction, mais c’est un peu plus compliqué que ça3). La même loi supprime aussi le délai de 2 mois entre le commandement de quitter les lieux et l’expulsion (toujours pour « la voie de fait »). Il y a eu ensuite, fin 2020, la loi ASAP4 et sa procédure accélérée. Cette dernière, dite « procédure administrative d’évacuation forcée », existait déjà, mais ne s’appliquait qu’aux résidences principales. La loi ASAP l’a étendue aux « résidences secondaires ou occasionnelles » et l’a ouverte aux « ayants-droits » d’un proprio (enfants, locataires, toute personne agissant pour son compte). Puis, adoptée en juillet 2023, la loi de Kasbarian-Bergé met la barre encore plus haut. Elle triple les peines maximum (pour l’entrée par voie de fait), qui passent, pour un local d’habitation, d’un an de prison et de 15 000 € d’amende à trois ans et 45 000 €, sachant qu’au-delà d’un an, les peines de prison ne sont pas aménageables.
Elle précise la notion pénale de domicile (c’est-à-dire le type de bien immobilier pour lequel la procédure accélérée peut être engagée) pour y inclure tous les locaux d’habitation, même inhabités, contenant des meubles. L’« occupation frauduleuse » d’autres types de locaux, à savoir ceux « à usage commercial, agricole ou professionnel » (c’est-à-dire à peu près tous les bâtiments, privés comme publics, sauf peut-être les églises) est désormais punie (au maximum) de deux ans de prison et de 30 000 € pour l’entrée par voie de fait. « Le maintien dans les lieux » ouverts de cette manière devient un délit de plus, avec les mêmes sanctions (en théorie : tu passes boire un café dans un bât ouvert par d’autres, et hop, deux ans de taule !). La loi supprime aussi toute possibilité de délai si l’expulsion est prononcée. Et elle réprime « la propagande ou la publicité de méthodes facilitant ou incitant l’occupation illicite », ce qui veut dire que toute personne physique ou morale (association) qui donnerait des tuyaux pour squatter s’expose désormais à 3 750 € d’amende. Squatter, c’est refuser en acte la propriété privée dans un domaine des plus vitaux, le logement. Cet acte a ses coûts.
Roulette russe
Bien sûr, il y a une différence entre les lois et leur application. Jusque-là, la plupart des procédures se concluaient par le commandement de quitter les lieux et des indemnités d’occupation (ou dommages et intérêts), qui pouvaient n’être jamais réellement exigées à des personnes insolvables. La nouvelle loi a déjà justifié des expulsions express (déguisées en perquisition au motif du délit d’occupation frauduleuse)5, mais il faudra attendre les premières procédures pour savoir comment la justice interprète ce texte : quid par exemple d’un bien immobilier appartenant à un promoteur, mais dans lequel il ne se passe rien depuis des années (qui n’est donc pas « à usage quelque chose ») ? D’une administration (usage professionnel?) ? D’un logement social (habitation) ?
Les enquêtes de flagrance (menées par les flics peu après l’ouverture et permettant aussi d’expulser sans procès), tout comme les procédures pour squat, c’est un peu la roulette russe : on s’en remet aux flics et aux huissiers (qui font les constats qui leur chantent), puis à l’interprétation du juge pour beaucoup de notions floues (voie de fait en premier lieu). D’ailleurs, les lois ne sont pas appliquées de la même manière d’une ville à l’autre. La légalité des expulsions est souvent discutable. Puis il y a aussi des proprios qui n’hésitent pas à recourir à de gros bras, quand bien même expulser des gens de leur domicile n’est pas légal non plus (trois ans de taule et 30 000 €). Rappelons que, si l’occupant.e est en mesure de prouver sa présence depuis 48h dans un logement, ce dernier est considéré comme son domicile – c’est pour l’instant toujours le cas selon la loi.
Un coup de com’
La succession des lois anti-squat est dissuasive en soi : pour se défendre, quand on squatte, il faut être à jour des changements dans la loi, à jour des interprétations faites par les tribunaux, à jour de l’actualité des expulsions. Il faut pouvoir suivre, ou être entouré.e de gens qui le font. Il faut, en général, savoir naviguer dans la mer trouble de la justice, comprendre ses méandres, déchiffrer son langage, et donc, pour commencer, lire et comprendre le français. Sans oublier qu’il peut être utile d’avoir accès à des avocats corrects.
Dans ce domaine non plus, tout le monde n’est pas égal. Les occupant.es de squats du « milieu squat » (que ces derniers soient politiques ou pas, d’activité ou d’habitation), partagent un certain nombre de facilités et de pratiques : vie collective, solidarité, débrouille, bons plans, ressources parce que connaissances. Sans le vouloir, ça reste une élite. D’autres ne s’exposent pas aux mêmes dangers : beaucoup de « squats d’artistes » sont par exemple tolérés et parfois même encouragés par des communes, comme instruments de gentrification6 ou comme conciergeries contre de « vrais » squatteurs7. Mais même des avocats en droit immobilier le disent, l’entrée « par voie de fait » (l’image d’Épinal d’un squat) ne représente que 10 à 20 % des cas. 80 % des expulsions sont locatives. C’est surtout là que se situe la grande « avancée » de la nouvelle loi : tous les contrats de location contiendront désormais une clause de résiliation automatique en cas d’impayés de loyers ou de charges (le contrat est résilié 6 semaines après la réception du commandement de payer établi par un huissier) ; les locataires qui resteront dans leur logement à l’issue d’un jugement d’expulsion sont désormais passibles de 7 500 € d’amende8. Voilà ce qui risque de réellement améliorer les choses pour les proprios, même si ça n’empêche pas de faire la com’ sur « les méchants squatteurs » fichés S !
Pour de nombreuses personnes, bien plus que les médias ne le laissent entrevoir, squatter n’est pas un mode de vie, mais un besoin vital. Et tout n’est pas « maison-avec-jardin-vue-sur-la-mer », ni même bâti industriel réagencé dans le style shlag-paillettes. Il y a beaucoup d’appartements croulants aux loyers impayés, avec des occupant.es passant leur vie à se cacher des huissiers (depuis peu, on dit « commissaires de justice »). Il y a des planques discrètes dont personne n’est au courant. Il y a aussi de vrais taudis, des ruines avec des pièces à murs sans plafond qui servent de chiottes communes, occupées par des personnes qui n’ont aucun autre choix. Alors, qu’on ne nous parle pas de justice !