En octobre 2023, Géraldine Guntz, 52 ans, attachée territoriale à la mairie de Nice, se donnait la mort par pendaison. Retrouvée chez elle par l’une de ses filles, une plainte contre X a été déposée pour faire la lumière sur les causes du suicide. Selon les témoignages récoltés, peu de doutes sur celles-ci : son travail. En tirant le fil, plusieurs agents ont fait état d’un « système mafieux », où règne « l’omerta », et de charges de travail démesurées. Par Edwin Malboeuf

Le 7 octobre 2023, Géraldine Guntz, 52 ans, juriste de formation, fonctionnaire territoriale de catégorie A à la mairie de Nice, est retrouvée pendue par l’une de ses deux filles, chez elle. Malgré un signal d’alerte fort envoyé fin août à sa cheffe de service Véronique Borré. Dans une lettre adressée à celle-ci, Géraldine demande expressément une mutation de service avant, écrit-elle, « d’atteindre un point de non retour » (voir document ci-après). Tous les agents et agentes rencontrées au cours de cette enquête ont tous témoigné d’une solide travailleuse, ne comptant pas ses heures. Nul n’a fait part d’une quelconque fragilité psychologique qui aurait pu la mener au suicide, bien au contraire. Quelles sont les raisons qui ont poussé Géraldine Guntz à commettre l’irréparable ? Plongée dans le système infra-municipale, où le personnel fait état d’un « système mafieux », d’une « omerta » généralisée, notamment suite au suicide de cette agente, de restructurations permanentes. En un mot : « terreur », au sein de la mairie.

« C’est quelqu’un qui écrivait très bien », relate Katia* au sujet de Géraldine, une proche qu’elle surnomme « Gégé ». « Son truc, c’était les délibérations ». Insatisfaite dans son travail après dix ans de bons et loyaux services, alors qu’elle se voit confier une tâche supplémentaire sur la partie financière, elle demande à changer de service pour devenir chargée de mission aux instances délibérantes, sous l’égide du Directeur général des services (DGS). « Deux services ont été créés très récemment au sein de cette DPACT [Direction de pilotage, appui et contrôle et transformations]. En synthèse, les domaines respectifs : finances/instances. Cet affichage n’est pas neutre et pourrait me conduire à terme à devoir renoncer au suivi des instances pour me consacrer exclusivement au suivi budgétaire. J’y suis fermement opposée et avant d’atteindre un point de non-retour, je préfère anticiper », écrit Géraldine Guntz, dans un courrier daté du 25 août 2023, adressé à Christian Estrosi ainsi qu’à Véronique Borré et le DGS, Olivier Breuilly. Dans un premier temps la demande est acceptée. Mais Véronique Borré se ravise. Quelques jours plus tard, Géraldine Guntz se donne la mort. « Elle s’y est opposée car Géraldine était corvéable à merci. Elle avait fortement maigri les derniers temps », raconte Claude*, une proche de Géraldine Guntz. Dans la fin de son courrier, celle-ci rappelle ses qualités : « dynamique, intègre, […] pragmatique, prises de position contrôlées, habituée à travailler dans l’ombre, résiste au stress malgré la pression environnante, […] loyale. » Une qualité nécessaire dans un certain système… Tous les rapports d’évaluation que nous avons pu consulter ne disent pas autre chose : « Agent sérieux, rigoureux et autonome, expert dans son domaine qui démontre de réelles capacités de gestion de situations professionnelles complexes, et contribuent à les résoudre dans un contexte sous tension ». Une fonctionnaire exemplaire en somme.

« Omerta »

Après le suicide, aucun mot dans les messageries internes. « Madame Borré niait sa responsabilité » poursuit Claude. Il a fallu attendre la réaction du syndicat SUD Solidaires pour dénoncer « l’omerta ». Dans un mail interne adressé aux fonctionnaires par la section syndicale on peut lire : «  Suite au suicide d’une de nos collègues, cela fait maintenant plusieurs jours que nous attendions une communication de notre employeur, la mise en place de mesures de soutien psychologique pour tou.te.s celles et ceux qui en auraient besoin… Mais non… RIEN! Au lieu de ça, c est une omerta qui s’est installée dans les services, chacun.e restant seul.e avec son mal être et ses angoisses. Cela est insoutenable ! Dans l’attente d’une réaction de notre administration, nous appelons donc l’ensemble des agent.e.s de nos 3 collectivités a sortir lundi à midi devant leur lieu de travail et à observer ensemble une minute de silence en mémoire de Géraldine.  »

Courrier daté du 25 aout de Géraldine Guntz à sa direction, motivant son souhait de changer de service “avant d’atteindre un point de non-retour”. Document Mouais.

« Laissez-moi partir »

Katia s’emporte :« On nous a dit que la famille ne voulait pas ébruiter l’affaire. Ce qui est faux il y a eu plainte contre X derrière. On a demandé à chercher le quoi et pas le qui. Pour ne pas mettre [Véronique] Borré dans la merde ». « Ils ont fait en sorte que personne ne vienne [à la commission d’enquête]. Ils ont dit aux agents si vous n’y allez pas, ce n’est pas grave », poursuit-elle. Fin septembre, Géraldine pleure souvent en réunion. « J’ai été pertubé par son état et sa confusion, Elle se sent cornérisée », écrit Stéphane Dupont, le directeur administratif et financier du service, dans les documents d’enquête auxquels nous avons eu accès. Finalement, début octobre elle apprend que sa mutation a été refusée. « Le vendredi soir elle était prostrée dans le canapé. Elle appelle le samedi matin à 10 heures en demandant à Véronique Borré : laissez-moi partir », relate Katia. Selon les documents d’enquête interne, Véronique Borré donne sa version : « J’ai décroché car je sais qu’elle ne va pas bien. Elle me dit merci car elle a pu dormir grâce à moi, car elle faisait des insomnies. Elle a parlé de ce qu’elle pensait de moi : rien de négatif. » Le samedi dans la nuit, Géraldine se donne la mort. Elle passera ensuite une semaine à l’hôpital avant de décéder.

Contactée pour répondre à toutes les questions qui se posent suite à ce drame, Véronique Borré, par l’entremise du service presse de la mairie, a dans un premier temps demander une carte de presse préalable à toute réponse. Laquelle n’est pas nécessaire pour exercer la fonction de journaliste comme nous ne cessons de le rappeler. Puis après avoir reçu un scan de notre carte (par ailleurs plus valide mais qu’importe), elle a ensuite argué d’une enquête en cours pour éviter de répondre aux questions. Un entretien lui a également été proposé de notre part. En effet, une plainte contre X a été déposée par la famille Guntz fin décembre 2023. Dans un premier temps, une enquête interne au service et seulement au service de Géraldine a été menée. La justice doit maintenant passer. En attendant de connaître le résultat de l’enquête, analyse d’un système municipal où la gestion de l’administration ressemble plus à « un système mafieux » selon les personnes interrogées dans l’enquête qu’à une mairie digne de la cinquième ville de France.

« Le couple Borré dirige la mairie »

« C’est le couple Borré qui dirige la mairie. Estrosi est rarement là, il passe tout son temps à Paris », affirme Alex, rencontré autour d’un verre près de la place de la Libération. « On les appelle les Thénardier », abonde Claude au sujet d’Anthony et Véronique Borré. Lui est premier adjoint à la sécurité, au logement et à la rénovation urbaine, mais dirige aussi Côte d’Azur Habitat d’une main de fer, premier bailleur social du département. C’est lui qui a lancé la première convention pour appliquer une double peine aux condamnés résidant dans un logement social, permettant l’expulsion. Une première en France, dont il se targue allègrement. Elle, est Directrice générale adjointe à la Sécurité, la proximité, et la citoyenneté, mais est également vice-présidente à la Région Sud sur ces mêmes questions. En juin 2023, Le Figaro titrait un de ses articles sur sa partie web « À Nice, le tout-puissant couple Borré derrière Christian Estrosi ». Fidèle parmi les fidèles depuis 2009, lorsque Christian Estrosi était ministre de l’industrie, (son directeur de cabinet de l’époque était… Olivier Breuilly), Anthony Borré se verrait sans doute parrain à la place du parrain. En attendant, il montre sa loyauté et comme son mentor, n’hésite à cumuler les postes de pouvoir, et avec sa femme, gère les affaires courantes et les combats politiques.

« L’intime conviction qu’elle serait encore en vie si on avait accepté sa mutation »

Parmi tous les agents rencontrés un mot revient toujours. « Terreur ». « Ils ne font rien directement. C’est la peur qu’ils inspirent qui fait que les gens se restreignent », affirme Mélissa*. « Aujourd’hui, seul le maire décide des avancées de carrière. Fini la Commission administrative paritaire. Si on ne rentre pas dans le sérail, on n’a aucune chance ». Un serment d’allégeance pour se promouvoir ? Voilà qui rappelle un certain type de système. « Je préfère mourir de faim que de rentrer dans ce système », poursuit-elle, qui connaissait également très bien Géraldine. Alors que nous discutons, un coup de téléphone vient interrompre notre échange. Elle met en haut-parleur. Un de ses collègues, la voix tremblante et énervée raconte qu’il ne peut pas prendre ses vacances car sinon « c’est trop la merde quand je reviens ». Mélissa lui demande de prendre soin de lui et qu’elle n’a pas envie de le voir tomber comme Géraldine. Elle dit avoir confier au premier adjoint, Anthony Borré, que « 70% des agents sont en danger ». « La dernière fois, il y en avait un qui me disait qu’il ne pouvait même pas prendre de vacances. On lui demandait d’en prendre, mais il n’en prenait pas parce que sinon, la somme de travail s’accumule pendant les vacances et il préfère ne pas en prendre », abonde Katia.

« Géraldine était au service DGA de Mme Borré. Elle gérait un très grand périmètre d’action avec une pression permanente. Ne pouvant plus supporter cette charge, elle a fait la demande de changer de poste. Mme Borré a dit oui dans un premier temps, le DGS également. Puis elle s’est ravisée. Elle s’est pendue peu après », confirme Mélissa. « Moi-même, j’ai fait une dépression. On retourne la violence contre nous-même pour ne pas l’envoyer aux autres. J’ai eu des envies suicidaires. Anthony et Véronique Borré ne sont pas malveillants. Ce n’est pas le pouvoir qu’elle exerce, mais celui qu’elle induit. C’est la mafia, ça l’a toujours été. J’ai l’intime conviction que si on avait accepté sa mutation, elle [Géraldine] serait encore envie », conclut-elle.

Restructurations permanentes

Les agents rencontrés dénoncent également un organigramme en perpétuel mouvement. Des restructurations, des services asséchés, voire des services fantômes. « Depuis 2002, ce n’est pas moins de 32 organigrammes », affirme Katia. Soit près d’un et demi par an en moyenne. « L’incompétence est devenue la compétence chez nous. »

« Géraldine arrivait entre 6 heures et 6 heures et demi, mais elle badgeait plus tard pour être dans les règles », détaille Katia. Selon les données issues du badge, Géraldine passait en moyenne 9 heures au travail par jour avec 21 minutes de pause. Loin des 35 heures légales… Claude rappelle que c’est la norme pour bon nombre d’agents. « On est censé les mettre sur un compte épargne temps puisque en tant que fonctionnaire on n’a pas d’heures supplémentaires. Mais on n’en voit jamais la couleur ».

Dans le même temps que le suicide de Géraldine Guntz, une autre affaire sordide a montré le peu de cas que se font les instances dirigeantes de la mairie du personnel. Gérard Manzanares, agent municipal au service collecte et déchetterie est retrouvé mort chez lui après plusieurs mois. Il est enterré dans la fosse commune, faute de proches à prévenir. Sauf que les services municipaux ne semblent pas avoir chercher bien loin, puisque des membres de sa famille se sont manifestés peu après l’enterrement. Au final, 39 personnes, dont des agents municipaux se sont rendus à ses funérailles.

Pas d’opposition digne de ce nom à Nice

« A l’époque, [Jacques] Médecin (maire de 1966 à 1990 – N.D.L.R.], on pouvait le critiquer. Ce n’était pas un saint, loin de là. Même avec [Jacques] Peyrat (maire de 1995 à 2008 – N.D.L.R.), on pouvait. Mais avec Estrosi ça a changé rapidement. On se sent menacé sur nos primes. On est sûr d’être sanctionnés si on l’ouvre. Personne ne parle politique de peur d’avoir des oreilles qui traînent », continue Claude*. Plusieurs témoignages ont abondé en ce sens. Elle pointe également le manque d’opposition qui permettrait de contrebalancer certains pouvoirs exorbitants à la mairie. « Il a donné à manger à ses opposants donc il est tranquille ». Aujourd’hui, effectivement, le conseil municipal comporte Marc Concas, et Patrick Mottard, tous deux ex-socialistes, et figures de proue de l’opposition niçoise dans les années 2000. Ce dernier a mené la liste de gauche plurielle en 2001, réalisant le meilleur score de « gauche » depuis la 1947, échouant ainsi à 3 500 voix d’écart avec Jacques Peyrat. En 2020, l’opposition la plus à gauche s’être trouvée être menée par Jean-Marc Governatori. Si certains ont le cœur trop à gauche, lui a l’écologie au centre (selon le nom de son mouvement), donc à droite. Sur sa liste figurait le chevalier blanc (cassé) de la politique, Jean-Christophe Picard, ex-président de l’association de lutte contre la corruption en politique Anticor, également présent sur celle d’Olivier Bettati en 2014, lequel est passé par le FN pour revenir dans le giron estrosiste en tant que conseiller cette année. Vous suivez ? A Nice, la gauche institutionnelle n’existe pas et l’extrême droite s’acoquine avec Estrosi, comme Gaël Nofri, ex-directeur de campagne de Jean-Marie Le Pen, aujourd’hui adjoint au stationnement. Toutes les voix dissonantes sont silenciées à coup de procédures-baillons ou intégrées dans le camp estrosiste. Comme par exemple David Nakache, l’un des adversaires favoris d’Estrosi. Il avait du se pourvoir jusqu’en cassation afin d’être relaxé, pour avoir oser émettre l’idée qu’une mairie vraiment à gauche « mettrait fin à la corruption et au système clientéliste à Nice », lors des élections municipales de 2020.

Ou encore, dans un registre plus affectif, Frédéric Maurice, rédacteur en chef de l’agence de Nice de Nice-Matin et Erwann Le Hô, directeur du Centre LGBT, mariés fièrement par Christian Estrosi fin août 2024, avec ce message sur X : « Très heureux d’officier ce matin pour unir deux personnes que je connais si bien, Erwann et Frédéric. C’est un privilège en tant que Maire d’être présent à leurs côtés pour les marier officiellement, et marquer le début d’une nouvelle vie. Félicitations à eux ! ». Il va être difficile de continuer à accorder une quelconque confiance dans notre canard local vue la proximité qu’entretient son rédacteur en chef avec l’édile niçois. Pour rappel, la Métropole Nice Côte d’Azur et la Commune de Nice financent à hauteur de 1,6 million d’euros par an le groupe Nice-Matin par l’achat d’annonces publicitaires, selon les données disponibles sur le site du ministère de l’Economie, regroupées par Macellum, moteur de recherche de marchés publics.

Des affaires qui pèsent sur Christian Estrosi

Bons de commande post-tempête Alex dans le viseur de la justice qui a amené à 21 perquisitions en début d’année, dérapages financiers pour le Grand Prix de Formule 1 financé par la Métropole pourtant situé dans le département voisin du Var, dette municipale à hauteur d’un milliard d’euros, frisant la mise sous tutelle étatique, nomination de Rabah Souchi, condamné en première instance à six mois de prison avec sursis (il a fait appel) pour avoir commandité la charge contre Géneviève Legay en mars 2019. Il est évident que la guerre ouverte entre le clan Ciotti, proche du Département, et le clan Estrosi qui tient la mairie et la Métropole est à l’origine d’un certain nombre de révélations ces derniers mois. A l’origine de la dénonciation des notes de frais exorbitantes liées au Grand Prix, Christelle d’Intorni, proche d’Eric Ciotti et réélue députée dès le premier tour dans la 5ème circonscription des Alpes-Maritimes ce 30 juin 2024. Le groupement chargé de l’organisation du Grand Prix, dont Christian Estrosi souhaitait la tenue prochaine à Nice, a affiché une dette de 32 millions d’euros, mettant ainsi la structure gestionnaire en liquidation.

De son côté, comme à son habitude, Estrosi se place en victime. Il ne sait rien de tout ce dont il est accusé, n’a rien vu, rien entendu, et n’a rien fait de prohibé. L’étau se resserre mais rien ne semble pouvoir atteindre le chef de la municipalité. En attendant, une fonctionnaire s’est suicidé. La justice doit maintenant faire son travail pour mettre au jour les causes et circonstances de la mort.

 

* A la demande des personnes interrogées, les prénoms ont été changés et tous les témoignages sont anonymisés.