Alors que l’Égypte s’apprête à accueillir la COP27 du 6 au 18 novembre, retour sur un séjour de notre reporter au pays des Pharaons, où le tourisme blanchit le régime dictatorial du président Fatah al-Sissi, arrivé au pouvoir après un coup d’État militaire en 2013, deux ans après la révolution qui avait balayé son prédécesseur. Les militaires contrôleraient entre 40 et 60% de l’économie du pays, et règnent d’une main de fer.

A Louxor, un prolétariat dépendant du tourisme et assiégé par le régime

Tout est fait pour que les touristes n’interagissent pas avec les 500 000 habitants de la ville moderne de Louxor, héritière de la Thèbes antique. Située au bord du Nil, elle abrite les temples de Luxor et de Karnak, les vallées des reines, des rois et des nobles, et une dizaine d’autres sites archéologiques époustouflants. Tous les hôtels et auberges de jeunesse proposent des tours guidés en vans et taxis et permettent de profiter d’une visite facile, informative, et reposante. Conséquence : deux mondes parallèles cohabitent, les touristes et leurs hôtels, leur souk « oriental » spécialement dédié, leurs musées.

De l’autre, des centaines de milliers de personnes marginalisées par l’industrie touristique, qui pourtant en dépendent pour vivre. Charretiers, chauffeurs, guides, matelots des barques touristiques : au minimum 80% des habitants de Louxor ne vivent que des dépenses des badauds Occidentaux, Asiatiques et Arabes, dans une pauvreté souvent abjecte. Leurs maisons sont détruites et laissent place à l’Avenue des Sphinx qui relie Louxor à Karnak (une grande avenue vide, peuplée de sphinx, achevée en novembre 2021), aux musées, aux autoroutes.

Entre les expulsions, la pandémie, l’inflation de la livre Égyptienne, leur situation ne s’améliore pas. Pour mettre de l’ordre règnent une police touristique et une police antiterroriste qui protègent les touristes et leurs privilèges, ainsi que le régime en place. Dur de parler de leur situation avec les Louxoriotes, qui craignent la répression et les arrestations arbitraires sous dénonciation de mouchards pour chaque propos critique du président Al-Sissi.

Le Caire, mégapole prolétarienne abandonnée par le régime

Le chemin entre l’aéroport et la place Tahrir confirme le pouvoir dictatorial du président. Sur des dizaines de kilomètres s’étalent des casernes, des musées à la gloire de l’armée, et des institutions étatiques, affublées d’affiches à la gloire du « Rais ». Les militaires contrôleraient entre 40 et 60% de l’économie du pays et règnent avec une main de fer. La place Tahrir, ancienne place révolutionnaire et populaire, a été transformée en chantier sécuritaire, parée de caméras de surveillance, de postes de police, et d’arbustes destinés à empêcher tout rassemblement, cernée par des hôtels de luxe.

Même le prestigieux Musée Egyptien, situé sur cette place historique, et jusqu’ici gardien de la mémoire du pays, fait les frais des ambitions présidentielles. Le 4 avril 2021, une immense procession funéraire traverse le Caire, un véritable festival sons et lumières démesuré, présidé par Al-Sissi. 22 momies sont transférées vers le flambant neuf musée de la Civilisation Égyptienne. Tout un symbole : le Rais se prendrait-il lui-même pour un pharaon ? Tout semble l’indiquer, surtout depuis la construction d’une nouvelle Capitale Administrative à 45km du Caire par des entreprises privées, une ville ultrasécurisée qui devrait bientôt entrer en fonction. De quoi mettre le gouvernement, les institutions de l’Etat, les ambassades et les plus riches à l’abri de la mégapole prolétarienne du Caire.

En se perdant dans ses rues poussiéreuses, ses bidonvilles, ses monuments cernés par la guerre économique menée contre le peuple, on ne peut échapper à l’ambiance pesante qui régit la capitale. Un conservatisme religieux et social intense fait régner l’ordre patriarcal et sexiste. Les femmes, touristes ou égyptiennes, sont les premières à en souffrir : attouchements fréquents, regards pesants, remarques désobligeantes ne sont que le pic de l’iceberg d’un système extrêmement violent. Et les classes ouvrières sont injectées de cet opium qu’est la religion, pendant qu’elles tentent de survivre avec 1,5€ par jour (pour un tiers de la population).

« Fast tourism » ou lucidité épuisante, il faut choisir

Une chose est donc claire : en tant que touriste, on fait nécessairement le jeu du régime, qui tente d’invisibiliser et de pacifier sa population grâce aux gains tirés de l’industrie touristique. Soit on choisit les tours guidés et les taxis privés, afin d’ignorer les Egyptiens, souvent réduits à harceler les touristes pour gagner leur pain ; soit on se plonge dans le chaos, la poussière, et on tente de déchiffrer cette société maltraitée, quitte à y laisser beaucoup de temps et d’énergie. Dans le premier cas, on participe directement à la propagande de la dictature néolibérale, qui vise à remplacer ses habitants par des profits. Le voyage touristique est donc purement et simplement impossible en quelques jours.

Il faudrait se prendre des semaines, voire des mois, pour découvrir les lieux de culture alternative, souterrains et secrets par peur de la répression, et pour arriver à voyager en prenant pleinement en compte les effets de la dictature. En tous cas, la valorisation de la gloire antique des Pharaons n’est rien d’autre qu’une manœuvre de diversion, et toutes les puissances occidentales sont tombées dans le panneau. La France en premier, qui finance l’appareil sécuritaire-capitaliste de l’armée et remet la Légion d’Honneur à son nouveau dictateur préféré : Pharaon et Jupiter ne sont finalement pas si différents.

Un reportage (article et photo) de Philippe Pernot

Un reportage paru dans le Mouais n°28 (mai 2022). Soutenez-nous, abonnez-vous, la presse libre a besoin de vous pour vivre ! https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/paiements/abonnement-mouais