Et un joyeux 13/12 à toutes et tous ! Pour fêter ça, nous mettons en ligne sur notre site l’entretien avec Mathieu Rigouste paru dans le Mouais n°20 (septembre 2021). A l’occasion de sa venue à Nice fin juillet pour diffuser son film-documentaire Un seul héros, le peuple, à propos de la victoire algérienne contre le colon français, nous avions rencontré ce quarantenaire qui se définit « non pas comme un chercheur engagé mais plutôt quelqu’un qui est dans les luttes et qui fait de la recherche en sciences sociales ». Il avait accepté de rencontré les anarcho-schlagues du Mouais pour notre numéro Police-Justice. Ça tombe bien, ça fait dix ans qu’il étudie la question de ce qu’il appelle la “domination policière”. Entretien dans un bout de jardin de l’association Casa Doc à Cimiez, au cœur de la bourgeoisie niçoise.

Propos recueillis par Mačko Dràgàn et Edwin Malboeuf, retranscrits par Edwin

Edwin : Un seul héros, le peuple. C’est quoi le peuple, quelle définition en donnes-tu ?

Mathieu Rigouste : C’est une question que je pose plutôt dans le livre. Le peuple n’est pas une catégorie sociologique opératoire. Ça ne nous permet pas de voir les rapports de domination, les résistances. Si on dit peuple français, on peut mettre un patron et un ouvrier dedans, un raciste et une personne qui subit le racisme etc. Dans le livre, je parle de prolétariat colonisé. J’ajoute colonisé pour montrer que ce n’est pas le même statut. Les colonisés algériens sont à la fois exploités par le capitalisme et subissent une domination raciale, coloniale. La question est plutôt ce que les gens appellent le peuple et qui ressemble dans cette séquence de décembre 1960 à une sorte de corps commun. En tout cas, c’est ce que propose comme piste de réflexion le film mais surtout la séquence historique. On dirait que différentes strates de classes opprimées, ségréguées, à des moments trouvent à s’unir et à former une sorte d’entité surpuissante, capable dans la rue de s’opposer à des systèmes répressifs aussi puissants que pouvait l’être l’armée d’impérialisme français à cette époque.

E. : Un peuple héroïsé également selon le titre ?

MR : Ce n’est pas mon slogan. C’est un slogan qui apparaît dans la toute dernière partie de la guerre algérienne et qui a lui-même été codé de différentes manières à cette époque-là. Il y a à la fois des gens qui considèrent que c’est une manipulation des franges les plus militaristes qui vont prendre le pouvoir à la fin de la guerre de libération, du côté du FLN/ALN (Front de libération nationale/Armée de libération nationale). D’autres personnes considèrent que c’est déjà un slogan pour dire basta, pour la prise en main d’un État indépendant. Depuis février 2019 ce slogan resurgit pour dire ce sont les opprimés, les exploités qui font l’histoire. Je le reprends justement parce qu’il a été symbolique de tous ces conflits, de ce qui a été gagné ou non pendant la révolution algérienne.

E. : Quelle était la motivation première à aller sur ce terrain d’étude : d’arriver à conceptualiser comment une étincelle peut provoquer un soulèvement ?

MR : C’est une des premières questions qui se sont posées. Je suis arrivé sur le sujet en bossant sur la contre-insurrection, sur les technologies de contre-révolution. Forcément, on revient très souvent sur la bataille d’Alger [janvier à octobre 1957, opposant l’armée française aux Algérien.ne.s – N.D.L.R.], trois ans avant cet épisode de décembre 1960 raconté dans Un seul héros, le peuple. Quand on travaille sur le sujet, on entend parler d’une journée de soulèvement gigantesque à Alger le 11 décembre 1960 mais aucune thèse n’a été faite sur le sujet. Il s’avérera après enquête que ce n’est pas une journée mais plus de trois semaines, que ce n’est pas seulement à Alger mais dans les grandes villes, villes moyennes, villages. Et que ce n’est pas juste une manifestation insurrectionnelle, c’est un débordement complet de l’ordre colonial. La fiction qui a été construite par l’armée française autour de cette séquence a été de promouvoir la doctrine de contre-insurrection et de militarisation répressive en disant : « Avec notre doctrine de contre-insurrection, on en a fini définitivement avec le FLN et la résistance populaire algérienne ». L’observation de départ est de dire : elle a dysfonctionné trois ans après, donc dès la fondation. C’est le Minority report sur décembre 1960, la preuve que le mécanisme est faux. Ça n’a pas été un dysfonctionnement d’un schéma de pouvoir, ça a été un sabotage collectif. C’est ce que viennent montrer les archives et surtout les témoignages.

E.: Avec ce que tu dis là, on a envie de faire des parallèles aves les Gilets jaunes sur le soulèvement populaire et la contre-insurrection qui suit. Tu trouves qu’il y a une certaine forme de continuité dans ce qui est mis en place par l’État français depuis ces années-là jusqu’à aujourd’hui dans des contextes bien évidemment différents ?

MR : Je lance des pistes dans le film. Il y a des généalogies très claires, et c’est mon travail depuis une quinzaine d’années. Le système sécuritaire trouve une partie de ses généalogies dans la situation coloniale, dans la guerre coloniale. Il y a une sorte de réagencement de globalisation des modèles de contre-insurrection. On voit aussi qu’il y a une sorte de circulation entre les époques et les histoires, de manière de faire peuple. De manière de se rendre incontrôlable. La recherche, le livre et le film ont pris sept ans. Les dernières années se passaient pendant les Gilets jaunes, et je recueillais des témoignages de personnes qui disaient qu’en décembre 1960, ils avaient connu une sorte d’ivresse collective, de transe, de délire. Effectivement, j’ai vécu des moments comme ça à Toulouse et à Paris. On était massivement révolté et offensif, avec l’impression de faire corps commun, d’être inarrêtable.

E. : Il y a cinq ans, tu es passé dans Ce soir ou jamais, l’émission de Frédéric Taddeï, le décalage entre ce que tu disais et la réaction des autres intervenants était assez incroyable. Est-ce qu’aujourd’hui, tu penses que c’est plus visible pour tout le monde, la répression policière généralisée, depuis l’épisode des Gilets jaunes notamment ?

MR : Il y a des outils qui circulent, des lignes qui ont bougé sur ces questions-là. Mes analyses étaient déjà le fruit de rencontres entre des réflexions de luttes des années 1990, notamment avec le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB). Dans l’Écho des cités, leur journal, ils titraient au début des années 2000 : «  Gestion coloniale de la planète, gestion coloniale des quartiers ». En un titre, sur une couv’, ils avaient résumé tout ce qu’on est en train de se dire là et qu’on a vécu depuis. Mon travail s’inscrit dans cette histoire, dans cette généalogie. En plein Gilets jaunes, il s’est installé l’idée que le coeur et la structure des violences policières, c’était dans les quartiers populaires, et qu’il y aurait une dérive vers les Gilets jaunes. Ça a été approprié de certaines manières, que je n’avais pas dites. Par exemple, il y a une partie des Gilets jaunes qui ne vivaient pas les violences policières jusque-là et qui ont transformé ça en : « On vit la même chose que les quartiers, ça s’est généralisé ». Alors que ce ne sont pas les mêmes régimes. Même quand la BAC (Brigade anti-criminalité) est envoyé sur les Gilets jaunes, il y a une réflexion instrumentale derrière. On l’envoie sur les Gilets jaunes car on sait très bien comment elle se comporte dans les quartiers et qu’on sait très bien ce qui va se passer. Elle n’est pas en roue libre, elle ne va pas utiliser les mêmes régimes, mais des choses vont rester : l’emploi du flashball en tir tendu pleine tête. Le premier truc qu’a demandé une partie de la gauche institutionnelle au Sénat c’était l’interdiction des BAC, des armements intermédiaires (grenades, flashballs etc) dans les manifestations. C’est-à-dire sous-entendu en centre-ville. Ça redissociait de la question de la police dans les quartiers populaires qui est la machinerie centrale.

Macko Dràgàn : Il y a quand même une adhésion de moins en moins massive à cet ordre sécuritaire général, et ça se radicalise de l’autre côté. Les deux s’entretiennent. Moins la population adhère, plus la violence est marquée, et plus la violence est marquée, moins la population adhère. Ce qui donne un pouvoir uniquement policier. On imagine difficilement comment sortir de cette spirale.

MR : Il y a un enjeu à ce qu’on fabrique de l’imaginaire. Qu’on se crée des récits où on gagne, c’est aussi ça Un seul héros, le peuple. Il faut qu’on imagine des sociétés où l’on s’est débarrassé de tous les rapports de domination pour qu’on réussisse à les créer et qu’on garde espoir sinon on ne va nulle part. De l’autre côté effectivement, il faut qu’on enquête en permanence pour comprendre ce qui est en train de se passer. Mais de toute évidence dans les sociétés impérialistes occidentales, la fiction de Foucault d’une société complètement auto-contrôlée où tout serait pacifié par des dispositifs de pouvoir qui circulerait dans l’intime etc, et où il n’y aurait plus tellement besoin de la matraque… On est à l’opposé complet de ça.

E. : Il semble évident que la police n’est pas réformable et donc à abolir, mais alors quoi après ? Comment on imagine une société sans la fonction police ?

MR : Ça dépend ce qu’on appelle police. Pour moi, la police c’est un appareil qui distribue de la violence pour maintenir l’ordre social au profit des classes dominantes. A partir du moment où on sort d’une société de classes, il n’y a plus de police.

E. : Mais sur la résolution de conflits ?

MR : Quand je parle de police, ce n’est pas de ça dont je parle. Ce qui s’est expérimenté au Mexique, les polices communautaires, ils ont gardé le terme, pour parler d’un truc qui pour moi n’est pas de la police. Si c’est effectivement des formes de protection collectives, axées sur de la bienveillance qui sont complètement incrustées dans des assemblées populaires régulières qui sont l’émanation d’un pouvoir populaire horizontal, pour moi ce n’est pas de la police. Ce n’est jamais exactement ça ce qui est mis en place dans les communautés au Mexique, c’est toujours des choses qui avancent sur des crêtes. Très rapidement, dans les communautés où il n’y a plus une assemblée populaire régulière, ça redevient des milices. Et ça redevient du narco-État, du narco-capitalisme. Partout où il y a des formes d’auto-défense populaire, si ce n’est pas connecté à un processus révolutionnaire autogestionnaire, ça produit des milices.

E. : On peut tout de même estimer qu’il y aura toujours une violence persistante, même sans classe, même sans État, avec des violences interpersonnelles. Est-ce qu’on arrive par la bienveillance à résoudre toutes sortes de conflits ?

MR : Il y a des choses qu’il va falloir créer, je pense qu’il faut s’autoriser à douter. Je crois aussi qu’une fois débarrassé de la propriété privée, et que tout le monde a un toit, mange, et vit dans une société joyeuse, qu’on répond collectivement aux besoins de tous, une partie des agressions, de nos névroses, le vol etc disparaissent. Il y a toute une série de machineries sociales qui produisent des violences interpersonnelles. Pour le reste, il faudra inventer des choses, certaines existent déjà qui s’inventent dans les luttes. La justice transformative notamment. Ce qui se fait au Mexique et au Rojava. Ils sont à la fois en guerre, et en tentative d’autonomisation collective. Donc ils ne testent pas des choses dans l’absolu, dans un laboratoire. Quand l’État, pour écraser ton expérience autogestionnaire,  envoie des violeurs et des assassins, il faut pouvoir s’en prémunir, les attraper, les mettre dans un coin. Mais les mettre dans un coin, ce n’est pas la prison. L’institution prison, c’est celle qui a en charge le maintien de l’ordre social capitaliste, l’enfermement des prolétaires etc. Après il peut y avoir des formes d’enfermement et il faut voir comment chaque communauté deale avec ça.

MD : C’est à réinventer au cas par cas dans toutes les communautés qui s’autogèreront.

MR : Peut-être qu’il y aura des communes qui aboliront tout ce qui ressemble à n’importe quelle forme de répression. Par exemple, dans une commune végane, faire du mal à un animal pourra être considéré comme extrêmement problématique conduisant à un bannissement. D’autres considèreront qu’on ne peut absolument pas bannir quelqu’un, et qu’il faut le garder à l’intérieur et l’aider à se transformer, comprendre pourquoi la personne a fait ça. Ce qui est la base de la justice transformative.

E. : Quelle forme de résistance autre que le rapport physique on pourrait opposer à la police dans les luttes sociales ?

MR : Dans les quartiers, il y a entre 15, et plutôt 35 morts par an. Il y a une notion de se protéger, dans les manifs également. D’être capable de protéger nos corps, de protéger les nôtres avec toutes les pratiques d’auto-défense, des banderoles renforcées aux médics, à la surveillance des flics. Il y a aussi l’enjeu de se rendre maître de la rue. A des moments le cortège de tête s’est rendu capable de virer les flics quand ils essayaient de nasser complètement les manifs au début de la loi travail. La capacité à mettre en place un rapport de force qui tient les flics à distance, je pense que c’est fondamental, pour se protéger mais aussi d’un point de vue politique. La rue fait partie des communs. Le pouvoir essaie de nous en déposséder. La rue est à nous, il faut qu’on puisse l’habiter comme on a envie et la débarrasser des rapports de domination qui la structurent. La police, bien entendu, est une institution au service d’une société, d’un rapport social. C’est cela qu’il faut aller défaire. Se débarrasser de la police, de la prison, du patriarcat, du travail, de la propriété privée. Aucun de ces domaines-là ne va être aboli en gardant le reste de la société. Jamais une société capitaliste ne va se dire : « On abolit la prison, ou la police ».

C’est très bien d’avancer sur ces questions, qu’il y ait des mouvements pour l’abolition de la prison, pour l’abolition de la police, de toute la chaîne punitive. Que toutes ces choses se connectent et qu’on fassent avancer des idées, mais le fond de tout ça reste de faire la révolution. De détruire le capitalisme, l’État, de créer une autre société et qui empêche aussi le retour de ces choses-là. Ça se passe dans la construction de la grève générale, dans la construction d’autres formes de société. Quand on apprend à faire manger par nous-mêmes pour nourrir les luttes, quand on arrive à faire sans argent ou le moins possible, quand on arrive à créer des lieux d’habitation collective, quand la vie quotidienne est décidé collectivement, on crée d’autres formes de société. C’est aussi cela se débarrasser de la police, c’est se débarrasser des rapports sociaux autoritaires, répressifs, qui sont à la base de tout cela.

 

 

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