« Militante écosocialiste -graines, fleurs et épines- », Corinne Morel Darleux est également essayiste et autrice, entre autres de Là où le feu et l’ours (éditions Libertalia). Des pieds de son Vercors en flammes, « cramponnée au ciel, à suivre les fumées et le vol des hélicoptères », elle me parle de « bifurcation », « ce moment singulier où le cerveau rencontre les poings », et de voies de sorties libertaires du salariat capitaliste.

Crédit photo : Vincent Astier-Perret

Mačko Dràgàn : Dans « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce », paru chez Libertalia en juin 2019, tu évoques le fait de renoncer à un poste qui, quoique bien payé, est nuisible écologiquement et socialement. Soit ce qu’on appelle en ce moment, depuis la séquence des diplômé.e.s d’AgroTech refusant de travailler pour le complexe agro-industriel, la « bifurcation ». Pourrais-tu revenir sur ce thème, sur ce qu’il a représenté pour toi, et sur ce qu’il représente à tes yeux aujourd’hui à un niveau plus global ?

Corinne Morel Darleux : Jusqu’à la trentaine, j’ai enchaîné Bac, prépa, Sup de Co, doctorat et cabinet de conseil. Il y avait bien de petits pas-de-côté, déjà l’envie tenace de ne pas passer ma vie à travailler, l’angoisse de me retrouver à vendre des bouteilles de coca dans les supermarchés et l’ouverture fugace d’une galerie d’art décalée, mais globalement j’étais à fond dans le syndrome de la bonne élève. Et puis à un moment donné c’est devenu juste impossible de vendre mes journées au Cac40, de croiser des SDF couchés dans les rues de Paris le long de vitrines regorgeant de gadgets inutiles, de supporter cette indécence moderne qui fait se côtoyer yachts de luxe et bidonvilles.

C’est à ce moment-là que j’ai croisé la route de personnes qui dénonçaient la triple aliénation du dogme de la croissance, de la société de consommation et de la « valeur travail », à Utopia. C’était en 2005 je crois. Depuis j’ai démissionné, me suis occupée des écoles de la ville des Lilas, j’ai déménagé au pied du Vercors et me suis engagée en politique. J’ai passé dix ans au Parti de Gauche avec Jean-Luc Mélenchon à développer le projet écosocialiste et l’internationalisme, effectué deux mandats d’élue régionale, dont un face à Wauquiez, puis quitté la politique institutionnelle et les partis. Aujourd’hui je milite ailleurs et j’écris. Je suis loin d’être exemplaire, mais j’ai l’impression d’en être à ma sixième vie (rires).

Bifurquer, si je devais résumer, pour moi c’est éprouver sincèrement, sans se raidir, ce moment singulier où le cerveau rencontre les poings. Quelle que soit la manière dont ça se manifeste ensuite, dans ses choix – ou malheureusement, parce qu’on n’a pas toutes et tous les mêmes conditions d’existence, son absence de choix -, c’est ce moment de discernement, de lucidité où on ressent au fond de soi qu’on ne peut plus continuer à vivre comme si on ne savait pas.

MD : Dans une tribune publiée dans Libé et intitulée « Pallier les envies de fuite désordonnés », qui revient justement sur la « bifurcation », tu évoques également la solastalgie, soit la souffrance causée par la crise climatique, un terme très utilisé aujourd’hui, souvent de pair avec éco-anxiété. Dans une récente prise de parole, Frédéric Lordon s’en est pris à cette notion : « Ne soyez pas éco-anxieux, dit-il, soyez éco-venères ! » (enfin ça c’est reformulé par Usul, mais on voit l’esprit). Qu’est-ce que cette critique t’évoque ?

CMD : Frédéric Lordon a le chic pour sortir des tribunes bien troussées et montrer, en mettant les cyniques et les rieurs de son côté, combien il est malin. Et il l’est. Mais quand il parle de « merde psycho-sociétale » qui ne veut rien dire… Autour de moi, je vois des gamins qui font des crises d’angoisse dès que le ciel est couvert, des ados qui se retrouvent en HP, des jeunes qui ne veulent plus faire d’enfants et des adultes complètement largués. S’en prendre à la notion défoule peut-être, hélas ça ne fait pas disparaître le problème. Et je ne crois pas que ce soit « dépolitiser » que de s’intéresser aux individus, aux émotions et à ce qu’elles génèrent. Ce n’est ni mièvre ni inutile, loin de là, et le monde politique comme certains cercles intellectuels seraient bien avisés de s’en préoccuper. Et puis non, vraiment, s’il s’agit d’une injonction à cesser de souffrir… Ce serait indécent. Ne pas être angoissé aujourd’hui, quand il y a toutes les raisons de l’être, relève soit de la méthode coué soit de l’insanité.

Alors oui, évidemment, il a raison de dénoncer le fait que les causes, comme ce qu’il conviendrait de faire, restent dans le brouillard. Mais il dégomme tellement, de la décroissance aux ZAD en passant par « le vivant » … C’est lassant de voir des gens brillants passer leur temps à dézinguer tout ce qui émerge plutôt que de s’y accrocher et de tirer sur les fils pour les tordre, les tisser, les vertébrer. Quoi, la collapsologie, le tri des déchets et l’éco-anxiété, ce n’est pas assez révolutionnaire, pas assez politique ? Ça ne va pas « renverser le capitalisme » ? Mais on le sait, ça fait des années qu’on s’évertue à politiser ce merdier ! Pardon, vraiment, j’adorerais qu’on soit en période pré-insurrectionnelle, avec des gens « vénères » de tous côtés en train de s’organiser collectivement. Mais ce n’est pas la réalité. Majoritairement, rien ne change, sauf une détresse croissante – et avec l’été qu’on vient de passer ça ne va pas s’arranger.

D’ailleurs, appeler à devenir « furieux » n’est pas forcément judicieux vu la poudrière dans laquelle on est. C’est un souci sincère : je ne vois pas de sursaut révolutionnaire, pas de mouvements sociaux d’ampleur, peu de collectifs organisés pour politiser et canaliser cette colère. La plupart des gens ne savent pas quoi faire de ces envies de tout péter, de ces emportements légitimes, ni comment se prémunir des pénuries qui se profilent ; faute de débouchés, le risque est fort de se tromper d’ennemi et de se dresser les uns contre les autres. Je me méfie du ressentiment qui s’installe, des phénomènes de repli et de boucs-émissaires, un scénario très périlleux en ce moment.

MD : Tu évoques souvent un imaginaire de la fuite, de la « cabane », du fait se retirer, de se couper des réseaux ; c’est ce sur quoi tu voulais travailler dans ton dernier roman, la Sauvagière, qui vient de paraitre aux éditions Dalva ?

CMD : Disons que c’est ce qui est sorti en tout cas (sourire). Un roman peut aussi souligner d’une autre manière tout ce que le système broie et permet d’explorer les marges de la « normalité », ce « délire accepté de notre relation au monde » selon Juan Jose Saer. Et puis, tout simplement, une sauvagière, c’est « un lieu où l’on se retire pour se mettre à l’abri des contacts humains ». Et je crois que j’en avais vraiment besoin.

MD : « Comment faire pour que la désertion devienne un acte politique et non un simple pas-de-côté – ou, pour le formuler autrement, pour qu’elle devienne sécession ? », demandes-tu dans cette tribune. En guise d’élément de réponse, tu invoques la tradition libertaire, donc anarchiste. Peux-tu préciser ce que tu entends par-là, notamment à travers ces deux notions libertaires que sont selon toi le refus de parvenir et le cesser de nuire ? Comment cela peut-il nous aider à inventer un en-dehors du salariat capitaliste ?

CMD : Ces notions, le refus de parvenir, le cesser de nuire et la dignité du présent étaient au cœur de mon essai « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce », rédigé à un moment où je quittais la France Insoumise et m’interrogeais beaucoup sur le militantisme, ce qu’on y cherche, ce qu’on y accomplit et ce qu’on y perd. Je m’intéresse beaucoup aussi au confédéralisme démocratique et à ce qui se passe au Nord-Est de la Syrie, au Rojava. En France, c’est aujourd’hui dans les réseaux autonomes, paysans et technocritiques que je trouve le plus de dynamisme, d’élans et de pertinence, aussi bien dans la réflexion que dans l’action. Là, que se construisent à mon sens les remparts les plus costauds à la destruction des écosystèmes, les plus lucides en termes de résistance au capitalisme, les plus opérants en termes de préfiguration de « comment nous pourrions vivre » et enfin de bataille culturelle vive, queer dans l’âme, c’est à dire bizarre, déviante, inadaptée aux normes sociales que l’on veut défaire.

In fine, après avoir milité dans pas mal d’espaces différents, en questionnant régulièrement leur pertinence et en m’interrogeant sur les stratégies possibles pour actionner le « frein d’urgence », comme l’écrit Walter Benjamin, il me semble de plus en plus que c’est en s’affranchissant du système qu’on pourra le mieux le combattre, pas en restant dedans ni en jouant selon ses règles, pas en utilisant ses médias, ses ressorts, son indignité et son argent. C’est quasiment impossible à réaliser, de s’extraire, tant on est englués dedans, et pourtant il y en a qui s’y essayent, réfléchissent autrement la question de la subsistance et de la solidarité, inventent des formes d’autonomie collective, politique et matérielle. Ça n’est pas parfait, qui l’est ? Mais de manière réaliste et honnête, si je croise tous les éléments en ma possession et que je regarde en face ce qui arrive, ça me parait être l’outil politique le plus adapté pour créer les conditions permettant de vivre, comme je le dis souvent de manière un peu provocatrice, « sans État, sans pétrole et sans électricité », et le plus dignement possible. Parce que désormais rien ne permet de penser qu’on n’y va pas tout droit – ni qu’on y est prêt.

Entretien paru dans le Mouais n°31, septembre 2022. Corinne Morel Darleux a également été la rédactrice en chef exceptionnelle du hors-série de 180 pages « Comment nous pourrions vivre » de nos copaines de la revue Socialter, n’hésitez pas à y jeter vos yeux.

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