Aujourd’hui, dans le tramway. Je viens de m’acheter des sandales. On m’a vendu un immense sac en papier pour trimballer mon carton à chaussures. Une petite dame à côté de moi entame la conversation.

« Vous avez trouvé votre bonheur dans ce magasin ? Il y a beaucoup de choix hein ? Mais moi je ne trouve jamais rien parce que j’ai les pieds tout déformés et je ne peux pas mettre de sandales. Ils sont moches mes pieds, j’ai des oignons, et quand je regarde d’en haut, enfin de ma hauteur, je ne vois que ça, mes pieds horribles et mes oignons qui dépassent sur les côtés. Ça fait mal en plus les oignons. Je ne vais même plus à la plage parce qu’à Nice on ne peut pas cacher ses pieds sous les galets. En Espagne, d’où je viens, y avait le sable au moins, et hop on met ses pieds dessous, et on ne les voit plus. Remarquez j’ai 75 ans et plus personne à qui plaire… A part à moi-même peut-être. »

-Ha mais c’est pas mal ça finalement, lâchez un peu, profitez juste d’aller à la plage.

-Oui c’est vrai… Mon mari avait les plus beaux pieds du monde, j’aurais aimé avoir les mêmes. Il est mort il y a deux ans. Dans ce tram, enfin peut être pas celui là précisément. Il est parti de la maison le matin. Il était très en forme mon mari, même à 80 ans. Il a fait un AVC dans le tramway. J’ai reçu un coup de fil : « Madame votre mari est dans un état préoccupant. » Depuis je ne suis plus là, enfin oui je suis encore là puisque mon corps y est. Mais je ne suis plus là. On n’a pas eu d’enfants avec Maurice. Les gens autour de moi, mon frère, me disent qu’il faut passer à autre chose. Mais j’ai plus rien, Maurice c’était tout pour moi, on a passé 47 ans ensemble. Alors quand je rentre je lui parle. Il n’est plus là, comme moi, mais je lui parle tout le temps. Mon médecin m’a donné des gouttes, mais je ne veux pas les prendre, pourtant il me dit que ce n’est pas normal de pleurer encore, alors il veut que je prenne des gouttes. »

J’ai juste le temps de lui dire que je suis psychologue et que oui c’est tout à fait normal de pleurer encore, de souffrir de cette mort. Car bien évidemment que le deuil n’est pas une pathologie, et que ça peut être long, que ça peut faire mal longtemps, très longtemps. Alors qui es-tu cher médecin, qu’est ce qui te pousse à dire une énormité pareille ? Toi ou beaucoup de tes confrères, parce que malheureusement ce n’est pas la première fois que j’entends cela, un diagnostic d’anormalité, lâché comme un coup de couteau : « Vous devriez avoir surmonté tout ça, le temps imparti à votre deuil est terminé. »

Ça date de quand la grille à laquelle vous vous référez ? De l’époque où l’on devait porter le deuil pendant un an, la robe noire, la voilette tout ça ? Ou alors ce sont vos études qui vous ont entrainées à seulement distinguer le normal et le pathologique ? Pour le soma peut être mais pour le psychisme ? C’est quoi la grille qui permet de dire à une vieille dame qui a perdu l’amour de toute une vie et qui se retrouve totalement seule, qu’il n’est pas normal de pleurer encore ? Et vos gouttes, vont-elles suffire à faire passer 47 ans de vie partagée et un choc traumatique ? Elles ont le pouvoir de les faire taire votre patiente et sa souffrance ? Vous ne croyez pas qu’il faudrait plutôt qu’elle se dise, qu’elle se parle cette infinie tristesse ? Qu’une psychologue pourrait aider cette femme à traverser un tant soit peu l’immense chagrin qui l’accable ?  Ni ses proches qui veulent qu’elle passe à « autre chose », ni vous-même, ni vos gouttes ne pourront l’y aider, un psychologue pourrait.

Au lieu de cela votre patiente parle d’elle là où elle peut, dans le tramway, pour qu’on s’occupe de ses pieds, que ce soit les oignons de quelqu’un sa souffrance de tous les jours, dans le tram où son mari est mort.

Elle va devoir l’apprivoiser son chagrin, votre patiente. Elle a besoin qu’on l’aide à le porter parce qu’il est immense, bien trop lourd. Et puis un jour il le sera peut-être moins, comme une bulle qui accompagne partout mais qui n’écrase plus. Le problème avec la souffrance des autres c’est que ça fout la trouille à tout le monde. Un amour qui finit brutalement dans le tramway c’est sa souffrance à elle, mais ça parle bien évidemment des nôtres, celles passées et celles qui se profilent, de ce qui finit et de ce à quoi on ne sera jamais prêt.

Il n’y a pas de solution, juste des aménagements, et ce n’est pas grave finalement d’être impuissant, nous le sommes tous.

Alors cher médecin, qui j’en suis sûre, voulez trouver une réponse à votre patiente, et témoignez du fantasme de la médecine de guérir chacun, vous pouvez admettre vos limites, ne comptez pas seulement sur vos gouttes. Il y a bien des choses dont on ne guérit jamais, vous le savez j’en suis sure, et bien des maux qu’il ne vous appartient pas de prendre en charge. La souffrance de votre patiente certains pourront l’aider à la porter, à la parler, à la dire. Alors s’il vous plait, ne cherchez plus à la faire taire.

Par Staferla