En ces temps de Mondial de la honte sur les charniers du Qatar, le mensuel dubitatif parle donc dans son dossier central du sport, du business infâme qu’il est devenu, mais aussi de l’aventure collective et populaire qu’il pourrait être, avec au programme : un entretien avec le journaliste sportif Philippe Jérôme, qui a couvert pour l’Huma pendant des décennies les Coupes du monde et les coupes d’Afrique, une rencontre avec Eyery Gebru, cycliste éthiopienne et niçoise qui espère participer aux prochains J.O. dans l’équipe des réfugiés, réflexion sur l’inclusion des personnes transgenres dans les catégories des sports de compétition, étude des liens entre les stades et les luttes de rue, recension des clubs gauchos comme le FC Sankt Pauli ou le Ménilmontant FC 1871….

Et voici notre édito, de la patte de Kawalight, grand adepte de foot s’il en est.

Le foot dans le sang

J’ai tellement fréquenté de stades que je ne me souviens plus de la première fois. Mais je sais que c’était à Nice, forcément, au Ray, le berceau de mon enfance. Je me souviens de l’ambiance, entre passion et colère. Je ne comprenais pas vraiment cet engouement qui m’impressionnait beaucoup, mais je le transpirais comme les autres, comme mon père, comme mon grand-père, et comme mon arrière grand-père que je n’ai pas connu et qui a participé activement au fondement du club des supporters de l’OGC Nice en 1947. Mon grand-père, à qui je dois le surnom de Kawalight, m’en parlait énormément. Son père était un homme calme, droit, poli, bien élevé, agréable, presque un peu mou quoi… Et puis, dès qu’il mettait les pieds dans un stade, il se transformait. Un vrai démon, il insultait le monde entier, hurlait à s’en péter les cordes vocales, à deux doigts de la baston tous les week-ends.

Et puis j’ai grandi. Alors j’ai compris. Je me suis levé et j’ai gueulé. A m’en briser la voix. Et putain, ça fait du bien. Du bien de se sentir vivant. De se sentir vibrer, gagner, perdre, hurler de joie, pleurer de peine. Une véritable peine. Et la plus belle des joies. J’ai toujours plutôt bien relativisé la peine, mais je ne crois pas avoir ressenti de spasme de joie plus intense que celle procurée par cette victoire 3-4 à Monaco après avoir été mené 3-0 jusqu’à la 60ème. C’est choquant ? Peut-être, mais c’est vivant.

Me reviennent alors de nombreux souvenirs. Ce gros monsieur que mon père connaissait et qui hurlait tellement fort sur l’adversaire que le stade entier se marrait de ses blagues. Les bières partagées avec les stadiers. Les packs en carton brûlés dans la tribune pour y faire un feu de joie – et pour se réchauffer. Cette citation d’un supporter voisin inconnu que je n’oublierai jamais, à l’adresse des joueurs : « Je bosse 50 heures par semaine, je vis avec le SMIC, je roule en Clio diesel et je suis là tous les week-ends, alors bougez-vous le cul ! ». Et la deuxième division. Châteauroux, Niort, Angers, Wasquehal, Laval, dans un stade quasi vide toutes les semaines. Quelle angoisse… La plus belle des angoisses quand j’y pense aujourd’hui. C’est con, mais c’est un super souvenir.

Et puis j’ai voyagé. Beaucoup. Passionnément. Et je me suis rendu dans les stades. Dans quasiment toutes les villes que j’ai visitées. De l’Arena Park de Budapest, où j’ai ressenti ce que l’expression bête de foire voulait dire, au Maracana de Rio, où j’ai partagé une des expériences les plus humaines et intenses de ma vie. Comme ça, par passion, mais aussi par curiosité sociologique. Quand tu veux connaître l’ambiance d’une ville, tu « montes au stade » comme on dit à Nice. Oui parce qu’à l’époque, on montait à Nice nord pour aller au stade du Ray. Avant que le foot ne quitte la ville pour la zone industrielle. Comme pour s’éloigner du peuple. De moi en tout cas. Je n’y mets quasiment plus les pieds. Et je ne regarde plus un match à la télé. Quand la décision d’organiser la coupe du monde au Qatar est tombée, j’en ai pleuré. Et je dois dire que j’ai flippé. Je me suis dit, mais comment je vais faire pour ne pas regarder ? Aujourd’hui, je suis sevré. Ça s’est fait naturellement. J’ai même pas souffert. Parfois j’ai l’impression de briser la chaîne familiale, et je culpabilise de ne plus quoi savoir répondre à mon grand-oncle, frère jumeau de mon grand-père, quand il me parle du match de samedi. Ça me rappelle quand on jouait au loto foot avec mon grand-père. Un jour on a gagné. Enfin on aurait gagné si j’avais pas oublié de valider le ticket. Je crois qu’il ne me l’a jamais vraiment pardonné.

Mais si j’ai déserté les stades et les écrans, je n’ai pas déserté le terrain. Je continue de me ridiculiser tous les lundis soirs crampons aux pieds avec les copains. Ce qui nous donne une bonne excuse pour boire l’apéro après. J’ai grandi avec un ballon de foot dans les pieds, dans le jardin avec mon grand père qui s’en est brisé les reins. Dans ma chambre avec mon père en cachette de ma mère. J’avais un Popples, cette peluche des années 80 qui représentait un personnage qui se transformait. Le mien se transformait en ballon de foot. Je me souviens que son nez sortait tout le temps du mode ballon et que ça faisait des creux dans le mur de ma chambre, ce qui rendait folle ma mère qui comptait les creux pour nous démasquer avec mon père. Puis j’ai joué avec mes potes. Dans la cour derrière l’immeuble. Dans la cour de récré de l’école. Dans la rue. Dans un garage. Partout. Tout était football. Parce que le foot est partout. Parce que le foot est l’opium du peuple. Parce que le foot reflète le peuple. Et c’est peut-être ça l’espoir.

Alors oui, aujourd’hui, avec la coupe du monde au Qatar, c’est vrai que ça sent le sapin. Et le cadavre aussi un peu. Sans parler des Jeux olympiques d’hiver en Arabie Saoudite. Mais moi j’ai parlé avec mon ami journaliste retraité Philippe Jérôme, auteur de Qui sont les footballeurs? aux éditions du Ricochet, illustré par Elodie Perrotin. Et je dois dire que ça m’a fait du bien. Comme de relire son livre d’ailleurs. Du bien de me rappeler du côté révolutionnaire de Maradona, du côté anar’ de Socrates, de l’engagement de nombreux joueurs algériens qui comme Rachid Mekhloufi ont quitté leur club français pour rejoindre le pays et s’associer activement à l’indépendance de l’Algérie. Du bien d’entendre dans la bouche de Philippe que tout ne tient qu’à un fil et que tout peut changer. Eh, oui, aujourd’hui, on a droit à cet abruti de joueur dont je refuse de faire la publicité qui se marre comme un âne quand on lui fait remarquer que un jet privé pour faire un déplacement en France, c’est pas super responsable écologiquement parlant. Mais j’ai comme une pulsion de vie. J’ai envie d’y croire. Je crois qu’on a bien fait de vouloir faire un numéro qui reste positif…