La Fnac a banni de son site et de ses rayons « Antifa le jeu » parce qu’il n’est pas du goût de l’extrême-droite, avant de rétropédaler en catastrophe en le remettant en vente. Avant de futurs débats sur Cnews de type « Ne peut-on vraiment plus être nazi dans ce pays ? », penchons-nous donc un peu sur un jeu qui, loin de promouvoir la violence, souhaite au contraire démontrer que la lutte peut être joyeuse et efficace.

Il y a quelques jours de ça, des exemples de républicanisme du bas-du-Front-National tel Grégoire de Fournas « qu’il(s) retrourn(ent) en Afrique » se sont offusquer du contenu d’un jeu sur Twitter : « Case 1 : je bloque une fac. Case 2 : je tabasse un militant de droite. Case 3 : j’attaque un meeting du RN. Case 4 : je lance un cocktail Molotov sur les CRS. La @Fnac vous n’avez pas honte ? ». Diantre, mais quel est donc ce jeu qui appelle à la violence, l’insurrection et la révolte sanglante, qui incite à brûler du flic et dynamiter un meeting républicano-démocratico-droits-de-l’hommiste de Jordan Bardella ?

Disons-le d’emblée, le subtil député raciste à particule dont on vient de citer un tweet du 26 novembre a menti. Il a reconnu depuis s’être laissé emporter puisque les quatre « cases » qu’il semble citer n’existent pas : « Il n’y a que la gauche qui fait semblant de ne pas comprendre que ce tweet était ironique car elle est gênée par la réalité de ces milices antifas qui bloquent des facs, tabassent des militants de droite, attaquent des meeting RN et lancent des cocktails Molotov sur les CRS ! » (tweet du 28/11/22). Ah, donc plus rien à voir avec le jeu en question, c’est juste le fruit d’un phantasme fondé sur quelques dégradations de certains black blocs ?

Le jeu n’est pas black bloc, il n’enseigne aucunement la violence ou le vandalisme, il ne sort jamais du militantisme classique et pacifique. Mais la fachosphère s’insurge, tel ce député lepéniste : « mettre à l’honneur les antifa, ces groupuscules haineux qui ne connaissent que la violence pour s’attaquer à notre démocratie ». La polémique a même motivé le syndicat des Commissaires de la police nationale à tweeter samedi 26 novembre : « Ce jeu est en vente à la Fnac. Un commentaire pour ainsi mettre en avant les antifas, qui cassent, incendient et agressent dans les manifestations ? ». Alors, la Fnac cède à la « campagne mensongère menée par un député RN [et] continue de proposer à la vente des livres antisémites et conspirationnistes » (Libération « La Fnac censure un jeu antifasciste à la demande de l’extrême-droite » 28/11/22).

La Fnac ne fait pas de la résistance

Le dimanche 27 novembre, la Fnac annonce sur Twitter (en retwittant le message des commissaires !) qu’elle ne vendra plus ce produit : « Nous comprenons que la commercialisation de ce jeu ait pu heurter certains de nos publics. Nous faisons le nécessaire pour qu’il ne soit plus disponible dans les prochaines heures ». De leur côté, les Éditions Libertalia, qui éditent le jeu, ont réagi sur Twitter à leur tour et annoncent que le jeu, ayant bénéficié de l’effet Streisand (en voulant censurer, on déclenche le résultat inverse), est désormais en rupture de stock (les nouvelles ventes seront livrées en janvier, après une réédition) : « Vous ne nous ferez pas taire ! »

Bien, ça donne envie d’y jouer non ? Pour commencer, « antifa » est un jeu de simulation de lutte contre le fascisme. Dit comme ça, ça ne devrait révolter personne, même De Fournas ne se dit pas fasciste, personne dans son camp n’admet d’ailleurs être un fasciste, c’est un mot qu’on ne prononce pas parce qu’il rappelle les vieux fascismes, pas du tout les fascismes modernes et connectés. Même Marine Le Pen, définitivement déboutée contre Jean-Luc Mélenchon qu’elle avait poursuivi pour injure alors que ce dernier l’avait qualifiée de « fasciste », n’apprécie guère l’étiquette, mais grâce au patron des insoumis, on peut désormais écrire sans faiblir : Marine la fasciste.

La fasciste n’est jamais citée dans Antifa, ni personne d’autre d’ailleurs. Initialement utilisé comme outil de formation pendant plus de deux ans, ce jeu coopératif (il n’y a pas d’équipes, on joue ensemble) a finalement été édité en septembre 2021 par les éditions Libertalia, amis de La Horde (collectif antifasciste issu du réseau No Pasaran). « Racisme, sexisme, nationalisme… ça suffit ! Contre l’extrême-droite, à vous de jouer ! » nous promet la boîte colorée et siglée du logo antifa rouge et noir.

Un jeu fachophobe ?

Inspiré (dans la forme) du célèbre jeu coopératif « Pandémic » (éd. Zman games), dans lequel on doit combattre « le fléau et sauver la planète », l’action de Antifa se déroule de nos jours, dans une France qui voit s’accroître l’influence de l’extrême-droite. Des phénomènes se produisent qui appellent une réaction : « un polémiste islamophobe fait une séance de dédicaces », « un rassemblement antifasciste a été violemment attaqué », « les fachos déclenchent une bagarre dans un bar », « un couple gay agressé en plein centre ville », « un collectif de soutien aux migrants a besoin d’aide », « un concert nazi a été organisé », « un jeune du quartier Les mimosas a été tué par la police », « des croix gammées sur des tombes juives », « l’extrême-droite tente de s’inviter dans un mouvement social »… L’objectif étant, pour les auteurs, de balayer le spectre des exactions de l’extrême-droite, actions violentes et actions politiques, face auxquelles le groupe va décider ou pas de se mobiliser.

Chaque joueur va avoir des compétences particulières : Pedro le chercheur ou Samia l’éloquente, Camille la tête brûlée ou Momo le sportif, Hannah la graphiste ou Markus le photographe, le bricoleur, la syndicaliste, la polyglotte, le geek ou la musicienne. Chacun peut aider à sa manière pour planifier et organiser une action concrète, en n’oubliant pas de gérer le temps des militants et l’argent de l’organisation. Une fois que le groupe a décidé sur quoi se mobiliser collectivement, il agit : « blocage / occupation », « rencontre / débat », « comité de soutien », « conférence de presse », « fresque murale », « collage d’affiches »… Il existe une vingtaine d’actions possibles. Pour chaque type d’action, il y a des cartes « imprévu » : « ouverture d’un local » ou « à la rue » (perte du local), « l’extrême-droite fait une descente », « descente de police », « banderole déchirée », « plainte déposée », « querelle dans le groupe »… On sent que pour les auteurs, c’est du vécu.

Militants, à l’action !

Actions de rue (les plus efficaces dans le jeu), rencontres, production d’articles, de vidéos ou de podcasts en fonction des compétences délivrées, les participants ne manquent pas de possibilités de ripostes, sachant que la manifestation sur la voie publique a un niveau d’efficacité maximum de 7, alors que la distribution de tracts n’aura qu’un niveau maximum de 5 (oui, ça reste un jeu donc il faut gagner des points). Sur ces cartes-actions sont expliquées dans le détails les marches à suivre. Sauf que, comme dans la vraie vie, quand on va dans la rue, il y a un risque, donc sur l’échelle d’efficacité de l’action, on trouve également un niveau de risque (en termes de répression policière et de contre-attaque fasciste). Tous les événements n’ont pas le même niveau de difficulté et ne rapportent pas le même « moral » au groupe (cartes « vous avez le moral » et « vous n’avez pas le moral »). Si le groupe n’a pas le moral, il peut aller jusqu’à la scission et l’auto-dissolution (et c’est perdu).

Ce jeu de simulation ne parle donc pas que de la lutte antifasciste, mais de militantisme en général. Les cartes événement pourraient être facilement remplacées par d’autres luttes. Il démontre que pour agir, il faut se fédérer et s’organiser. Un lexique pour le vocabulaire militant est même fourni, contribuant à former et éduquer les jeunes participants. Par ailleurs, Antifa nous rappelle également certains événements historiques marquants dans les luttes de gauche : « le 17 octobre : ne pas oublier les victimes du racisme d’Etat » (17 octobre 1961 à Paris, la police tue des dizaines de personnes lors d’une manifestation en soutien au mouvement de libération algérien), « le 9 novembre : ne pas oublier les pogroms antisémites de 1938 » (nuit de cristal).

Pour compliquer le jeu, l’éditeur propose des cartes « motivations secrètes » des membres du groupe (fournies mais plutôt réservées aux joueurs aguerris), telles que « vous travaillez en réalité pour les services de renseignements, vous êtes infiltré.e pour surveiller les activités subversives du groupe », ou encore « sociologue ou journaliste, vous avez toujours été fasciné.e par les groupes antifas au sein desquels vous pouvez acquérir une expérience qui fera peut-être de vous plus tard un spécialiste des extrêmes-droites ». L’écriture inclusive y est de rigueur, le vocabulaire adapté et une certaine culture commune antifasciste est respectée, les auteurs sont des militants chevronnés et semblent avoir réussi à lister un éventail très large des événements incriminant l’extrême-droite (souvent inspirés de faits réels) et des contre-attaques pouvant être menées. Loin de promouvoir la violence, le jeu souhaite au contraire démontrer que la lutte peut être joyeuse et efficace.

Depuis la polémique, les appels au boycott de la Fnac se multiplient, des jeunes antifas se faufilent dans les magasins pour coller des stickers « action antifasciste » sur les livres de Zemmour, de Lallement, de Le Pen… et sur le Monopoly. Nul doute que le jeu peut les aider à trouver d’autres moyens d’action. Et nul doute que la riposte d’extrême-droite se construit, avec par exemple des futurs débats sur Cnews : « Ne peut-on vraiment plus être nazi dans ce pays ? » et « Pourquoi les antifas n’aiment pas les racistes ? », afin de lutter contre la propagande antifascisto-wokiste avec de la vraie information délivrée par des experts. Sinon, sur le site de la Fnac vous trouverez 81 occurrences concernant Finkielkraut pour vous informer sur les « ratonnades anti-blancs » et apprendre qu’une « adolescente de moins de 15 ans est suffisamment grande pour consentir à un acte sexuel ». Nationalistes, racistes, homophobes, pédophiles, sexistes, soyez les bienvenus dans le temple de la culture, les autres, dehors !

Bon, la Fnac a finalement rétro-pédalé dans un communiqué affirmant que tout compte fait et tout bien réfléchi, il n’y avait pas de problèmes avec ce jeux. Dont acte. Mais il n’en demeure pas moins que son premier réflexe aura été de choisir -très clairement- son camp.

Par Bob

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